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parlait bas et sur un ton sérieux, le Juif seul plaisantait tout haut. — J’ai trouvé une femme pour vous, Balaban, — une veuve, très jolie, je sais que vous y tenez, et qui a du bien au soleil, ce qui ne gâte rien. Qu’en pensez-vous ? Elle m’a déjà parlé de vous. — Il regarda successivement tous les assistans, mais personne ne fit attention à lui. Leb-Kattoun se préparait évidemment à devenir tout à fait communicatif. — Juste Dieu ! dit-il à Balaban en lui passant la main sur le dos, j’oublie que vous avez renoncé aux femmes. — Il cligna de l’œil gauche en s’adressant aux paysans d’un air d’intelligence. — Il l’a juré, cet homme, il l’a juré : il ne se mariera point !

Le capitulant lui lança un regard par-dessus l’épaule, à la suite duquel le Juif se retira en toussant et alla se jucher sur son siége, où il tournait le dos à la société. Pendant quelque temps, on le vit brandiller les jambes en comptant à haute voix, puis il fit sa prière et finit par s’endormir. Le bruit de ses talons, qui frappaient contre le bois, avait éveillé le chien, qui vint me sentir en étirant paresseusement ses jambes de derrière ; il alla ensuite examiner le traîneau, flaira les chevaux, et, comme ils penchèrent leurs têtes vers lui, il se mit à lécher le givre de leurs bouches en remuant la queue avec un petit gémissement amical. Ensuite il leva le nez, s’approcha du Juif, le sentit, se retourna immédiatement et leva la jambe, puis il revint, éternua en reniflant l’air froid, et se recoucha près du feu, le nez dans la cendre.

— Attention ! cria tout à coup le paysan qui montait la garde au coin du bois, voici quelqu’un qui court dans la neige.

Tout le monde regarda dans la direction qu’il nous indiquait, le capitulant seul ne bougea point. — Ce n’est pas la peine de vous déranger, dit-il avec un sourire ; c’est une vieille connaissance.

— Ah ! c’est Kolanko, dit l’homme de carton d’un ton larmoyant et en se grattant l’oreille.

— Celui-là nous manquait encore ! s’écria ce petit effronté de Your, les bras croisés sur la poitrine.

Le capitulant fit un geste d’impatience. — Il faut vous dire, monsieur, reprit-il gravement, que c’est un vieillard de plus de cent ans, un homme bien étrange, bien expérimenté, d’un bien grand esprit, seulement un peu bavard maintenant, comme on l’est quand on vit trop vieux ; il rit sans motif, il lui arrive même de pleurer sans motif ; il est tombé en enfance.

Là-dessus, le centenaire était déjà au milieu de nous : un petit homme agile avec des jambes branlantes, une poitrine étriquée, un cou jaune desséché, qui n’avait de vivant dans sa figure racornie que ses petits yeux gris, enfoncés dans leurs orbites, d’où ils semblaient tout guetter et tout aspirer avec avidité. Il avait de bonnes bottes, un pantalon bien épais, une ample fourrure de mou-