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FRINKO BALABAN.

notre Mongol est un de leurs descendans. Il est de moitié moins long que l’homme de carton complètement développé, mais ce nabot est solide sur ses jambes comme un pot de fer. Il montre un cou de taureau, couché comme il est dans son pantalon de toile et sa vieille blouse, la poitrine nue dans la cendre chaude, les jambes nues dans la neige. — Toi aussi, mon camarade, tu es de l’ouvrage bousillé. Comment a-t-on fait pour tasser ainsi tes reins puissans ? Et ton visage, ou ce qui t’en tient lieu ! Deux trous percés à la vrille pour tes yeux noirs, tandis que la peau trop ample fait de vilains plis autour de ta bouche ; les coins des yeux descendent, et le nez trop petit se retrousse, avec deux trous dont un seul suffirait pour tes deux yeux. Aussi tu es jaune comme l’envie, et tu enfonces ta tchapka de tricot par-dessus tes crins noirs jusqu’à tes oreilles longues et pointues.

Le personnage principal était sans conteste Frinko Balaban. Son âge, qui eût pu le dire ? mais c’était un homme. En quel lieu qu’on le rencontrât, dans les rangs, dans sa commune, ici dans ce bivac, on ne pouvait ne pas le voir. Sa taille svelte était serrée dans une redingote de couleur chamois par une ceinture de cuir noir verni. Il était boutonné jusqu’en haut, et lui seul avait un vieux foulard autour du cou et son pantalon militaire, en drap bleu déjà usé, retombant sur la botte selon la mode de la ville. À la ceinture étaient accrochés un long couteau et une blague à tabac qui lui servait à bourrer sa pipe courte. Les autres étaient tous armés de faux ou de fléaux ; Frinko tenait sur ses genoux un fusil à un seul coup. Outre deux médailles de service, il en avait une troisième sur la poitrine. Un bonnet pointu en peau d’agneau donnait à sa tête fine la dignité d’un rabbin et l’air féroce d’un janissaire ; ce bonnet concourait avec les cheveux bruns taillés en brosse à encadrer un visage remarquable, aux lignes douces, au nez droit, à la bouche fine, que la vie militaire avait couvert de cette belle teinte de bronze qui, avec les deux plis mélancoliques de la bouche et les moustaches pendantes, donne à nos soldats un cachet si particulier. Sous l’arc rigide des sourcils, ses yeux honnêtes et profonds semblaient mouillés de larmes ; leur regard calme, expressif, allait au cœur. C’était cela, — puis sa voix. À le voir d’abord, cet homme paraissait si solide, si entier ; puis, à l’écouter, on devinait une fêlure. Sa parole était grave, monotone, il y vibrait comme une sourde douleur.

Les paysans avaient avec eux un chien ; c’était un chien de berger ordinaire, de couleur indéterminée, avec un collier de poils noirs et une jolie tête de renard. Il dormait dans la cendre, le museau pointu appuyé sur les pattes de devant, et il remuait la queue chaque fois que la voix triste du capitulant frappait son oreille. Tout le monde