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FRINKO BALABAN.

légère vapeur rose plane encore dans l’atmosphère, puis elle s’évanouit à son tour, et tout retombe dans une morne et froide immobilité. Cela ne dura qu’un instant. Soudain du côté de l’est une bise glacée nous fouetta le visage. Un traîneau passait au loin, le vent nous apportait le tintement plaintif de ses clochettes ; mais bientôt tout fut englouti dans un brouillard cendré qui surgit à l’horizon, s’aggloméra et se mit à onduler. L’obscurité augmentait rapidement. Des nuées grises, informes, envahissaient le ciel, redoutable armada aux mille voiles. Déjà le vent les saisit, les gonfle ; elles viennent au-devant de nous, et nous y entrons en plein. Le Juif arrête ses chevaux. — C’est une tempête qui se lève, dit-il d’un air soucieux. Nous pourrions nous perdre dans la tourmente. Toulava n’est pas bien loin d’ici ; ce serait moins long que de retourner chez nous. Qu’en pensez-vous, monsieur ?

— Allons à Toulava.

Il fit claquer son fouet sur les têtes de ses deux noirs, et la course reprit. Des traînées de brouillard flottaient dans l’air comme des oiseaux monstrueux. Voici la sainte image sur son piédestal de pierre ; c’est là que le chemin de Toulava tourne à droite. Déjà je commence à sentir dans la nuque les coups de poing de l’ouragan, j’entends ses mille voix furieuses et ses plaintes lamentables ; de ses hauteurs, il plonge dans la neige, la fouille et la disperse, il brise les nuages, les jette à terre par lambeaux floconneux, et menace de nous y ensevelir. Les chevaux baissent la tête et s’ébrouent. La neige remonte vers le ciel en immenses tourbillons ; l’ouragan balaie la plaine avec des balais blancs, et sous ses balayures il enterre les hommes, les animaux, des villages entiers. L’air semble brûlant au contact : on dirait qu’il s’est vitrifié ; le vent le pulvérise, et les fragmens pénètrent dans nos poumons comme des éclats de verre.

Les chevaux n’avancent plus qu’à grand’peine, en coupant l’air et la neige. Cette neige est devenue un élément dans lequel nous nageons avec effort pour ne pas nous noyer, que nous respirons, et qui menace de nous brûler. Au milieu de la plus formidable agitation, la nature se glace et s’engourdit ; on fait soi-même partie de cet engourdissement universel. On conçoit que la glace puisse devenir le tombeau d’un monde, que l’on puisse cesser de vivre sans mourir, sans tomber en pourriture. Des mammouths monstrueux y gisent intacts depuis des millions d’années, et attendent le jour où ils alimenteront le pot-au-feu d’un paléontologue. Cela fait songer à certain dîner antédiluvien, et on ne peut s’empêcher de rire. Malgré tout, on a envie de rire ; le froid vous chatouille avec une persistance cruelle. — Tout se gèle. Les pensées se suspendent en