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FRINKO BALABAN.

faisant joyeusement tinter nos clochettes, la plaine s’étendait devant nous sans limites, majestueuse sous le manteau d’hermine dont la couvrait l’hiver ; les troncs des saules rabougris, dépouillés de leurs feuilles, dans le lointain quelques cabanes enfumées, étaient les seules taches noires sur cette fourrure blanche. Mosche Leb-Kattoun se secoua en poussant un cri. La première vue de ce désert de neige avait agi sur lui comme un poison rapide ; son imagination orientale commençait à parler en phrases bibliques, un coup d’aile l’avait transportée de la région des ours dans celle des palmiers et des cèdres. Il s’agitait sur son siége comme un fiévreux ; il creusait sa cervelle, cherchant des images pour exprimer cette chose inexprimable qui l’obsédait, il crachait les similitudes par douzaines jusqu’au moment où je lui dis de se taire. Alors il ne fit plus que marmotter dans sa barbe. Continuait-il son monologue ? priait-il ? avait-il enfin trouvé sa comparaison ? C’était comme un papier blanc sans fin où il alignait ses chiffres interminables, comptant, comptant toujours.

Nous glissions sur le chemin durci. Voici une ferme, et plus loin un village. La neige argenté tous les objets ; elle a couvert d’argent les misérables toits de chaume, brodé des fleurs d’argent sur les vitres exiguës, accroché des houppes argentées à chaque gouttière, à chaque puits, à chaque arbre dans les jardins. Des remparts de neige entourent les habitations ; l’homme y a pratiqué des galeries comme le blaireau ou le renard. La légère fumée qui monte du toit semble se figer dans l’air. Autour de la ferme sont rangés des peupliers en argent massif. De ci, de là, des poussières de givre se soulèvent et voltigent, semblables à des essaims de moucherons diamantés, et passent lentement en lançant mille éclairs comme des orages en miniature. Sur la place devant le village, des gamins aux joues vermeilles, à la toison blanche, se pourchassent dans la neige, à peine vêtus. Ils en forment un bonhomme, et lui mettent dans la bouche béante une longue pipe comme celle où fume le seigneur. Un jeune paysan fait une course échevelée dans un léger traîneau tiré par deux jolies filles aux longues tresses brunes, au corsage rebondi sous la chemise bouffante. Les ris partent et montent vers le ciel comme des alouettes en allégresse. Elles pouffent de rire, lui rit plus fort, et il perd son bonnet de fourrure.

Nous côtoyons la forêt. Qu’est devenu son langage mélodieux ? Abois rauques du renard, croassemens des choucas ! Le feuillage mort laisse entrevoir ses tons rouges sous une couche uniforme de neige. Une vapeur rose, humide, enveloppe la forêt et le ciel. Devant nous, plus rien que des collines neigeuses, semblables aux vagues figées d’une mer blanche. Là où cette nappe éblouissante se soude au ciel blanchâtre, l’éclat est tel qu’il faut, pour le supporter,