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FRINKO BALABAN


Celui qui, porté par un frêle esquif, glisse sur la mer calme et sereine, laissant l’élément liquide jouer avec lui, pendant que les contours diffus des côtes s’évanouissent peu à peu dans un voile de brume, et que son regard rêveur sonde l’océan aérien au-dessus de lui, celui-là me comprendra peut-être quand je parle de la plaine galicienne, de cet océan de neige à travers lequel vous emporte en hiver le traîneau fugitif. Comme l’onde, la plaine attire l’âme et la pénètre d’une mélancolique langueur. Pourtant l’allure du traîneau est vive et leste comme le vol de l’aigle, tandis que la barque roule dans l’eau comme le canard qui s’enlève pesamment. La couleur aussi de la plaine sans bornes est plus sombre, et son langage plus morne, plus menaçant ; c’est la nature implacable qui s’y montre sans voiles, et la mort y semble plus près de vous, elle vous effleure du bout de son aile, on entend frémir dans l’air ses mille voix.

La clarté transparente d’une après-midi d’hiver m’avait séduit ; ma résolution était prise d’en profiter. Tous les chevaux ne sont pas bons pour trotter dans la neige ; mon alezan était malade, je fis donc venir Mosche Leb-Kattoun, un grand cocher devant le Seigneur, dont les deux noirs sont connus pour avoir le pied sûr. Le temps était magnifique, l’air semblait immobile et la lumière aussi, les ondes dorées du soleil ne tremblaient point dans la légère vapeur terrestre ; air et lumière ne formaient ensemble qu’un seul élément. Le village était silencieux, aucun bruit ne trahissait les habitans des chaumières, les moineaux seuls voletaient le long des haies en piaillant. À quelque distance était arrêté un petit traîneau attelé d’un petit cheval boiteux, pas plus haut qu’un poulain ; c’était un paysan qui avait été chercher du bois dans la forêt ; sa fillette l’interpellait, et elle courait pieds nus dans la neige profonde pour ramasser une bûche qu’il avait perdue.

Comme nous descendions la pente de la montagne dénudée en