Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 102.djvu/282

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ne seraient pas fâchés d’avoir un prétexte pour consommer sa ruine avant qu’elle eût pu se relever. Ce qui est frappant ici, c’est que le sentiment du publiciste n’a rien de malveillant à notre égard. Il ne nous attribue pas des pensées imprudentes, il se garde bien de nous adresser des excitations périlleuses ; il examine simplement la situation actuelle de l’Europe, et il lui paraît impossible que cette situation se consolide. Bornons-nous à noter ce point en passant et reprenons la suite de la discussion.

Le publiciste de la Réforme a déjà fait voir l’impossibilité d’une alliance effective entre l’empereur d’Allemagne et ses augustes hôtes. Il poursuit maintenant sa démonstration, il passe en revue les sujets déterminés auxquels pourrait s’appliquer une action en commun de la part des trois empires. Des journaux prussiens ont dit que les trois empereurs se réunissaient à Berlin pour se garantir mutuellement leurs possessions actuelles, et tous les journaux de l’Allemagne ont répété cette déclaration. Faut-il la répéter à notre tour ? Non certes. Il suffit d’un examen tant soit peu attentif pour comprendre à quel point elle est inadmissible. De qui donc serait venue cette pensée ? L’attribuer au cabinet de Berlin, ce serait bien peu connaître la Prusse. La Prusse est trop fière depuis ses conquêtes pour en demander la garantie à qui que ce soit. On aurait beau déguiser la chose sous les formules les plus complaisantes, il faudrait toujours arriver à ceci : la Prusse demandant la garantie de ses conquêtes à la Russie, qui en est jalouse, et à l’Autriche, qui en est victime ! Un victorieux de la veille n’avoue pas si vite et si clairement qu’il doute lui-même de la durée de son œuvre. D’autre part, la Prusse est à la fois trop prévoyante et trop économe de ses ressources pour s’engager à maintenir l’intégrité territoriale de ses voisins. L’intégrité de la Russie, passe encore, puisque nul danger ne la menace ; mais l’intégrité de l’Autriche, dont la situation est si précaire ! Ce n’est donc pas la Prusse qui aurait eu l’initiative de ce projet. Croit-on que la Russie l’aurait prise ? Autant dire que sa fierté est morte, et qu’après avoir longtemps accordé une espèce de protection à la Prusse, elle se résigne désormais au rôle de protégée. Il faudrait ajouter qu’elle renie toutes les traditions de sa politique, qu’elle renonce au long espoir et aux visées lointaines, qu’elle se renferme dans le cercle des situations nouvellement créées par la Prusse, enfin que son principal souci désormais, au lieu d’être la perspective éblouissante de l’Orient, serait le maintien des conquêtes. mal assurées de la Prusse et des possessions chancelantes de l’Autriche. Quant à l’Autriche, que ses périls intérieurs obligent à une circonspection particulière, ce n’est pas sa fierté peut-être, c’est assurément sa prudence qui lui aurait interdit une conception de ce genre.