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aux conditions de l’humanité ; la raison d’état ne supprime pas les sentimens individuels. Politiquement et même humainement, l’empereur François-Joseph a pu se résigner à son sort, il a pu étouffer en lui tout ressentiment, écarter toute idée de vengeance contre son heureux rival ; croit-on pour cela qu’il fût jamais disposé à prendre les armes pour prêter appui au souverain qui l’a dépossédé ? Se figure-t-on l’empereur d’Autriche allant en guerre pour défendre cet empire d’Allemagne d’où on l’a exclu ? Tout cela est contraire aux conditions humaines. Le même raisonnement s’applique à l’empereur de Russie, bien qu’à un moindre degré, et en tenant compte des différences qui sautent aux yeux. Admettre que la Russie a pu voir sans déplaisir le prodigieux élan de la Prusse, ce serait méconnaître la nature humaine. Jusqu’à ces dernières années, la Prusse gardait vis-à-vis de la Russie une attitude modeste, l’altitude presque soumise, non pas d’une vassale assurément, mais d’une protégée reconnaissante, et tout à coup la voilà au premier rang des puissances européennes ! Ni politiquement, ni humainement, l’empire de Russie ne se sentira désormais enclin à tirer l’épée pour soutenir une grandeur qui l’offusque. Ainsi, malgré toutes les protestations échangées à Berlin, la pensée se refuse à croire que l’empereur d’Allemagne puisse jamais trouver un appui soit chez l’empereur de Russie, soit chez l’empereur d’Autriche, dans le cas où il aurait besoin d’eux pour se maintenir à la hauteur où l’ont élevé ses conquêtes. Il n’y a pas d’amitié personnelle qui tienne contre les raisons et les sentimens dont nous venons de parler. L’empereur d’Allemagne, dans l’état où est aujourd’hui l’Europe, ne peut compter sur aucune alliance.

Cette argumentation vigoureuse renferme un détail que nous avons laissé de côté afin de ne pas interrompre la suite du raisonnement. Quel est ce danger que l’auteur prévoit pour l’empire d’Allemagne ? A quel propos mentionne-t-il le cas où Guillaume Ier aurait besoin du secours de l’Autriche ou de la Russie ? Il le dit très nettement ; ce danger, c’est la France. En vain le gouvernement de la république française est-il uniquement occupé de guérir nos blessures, en vain tous les esprits sages ont-ils imposé silence à leurs colères patriotiques, en vain ces récriminations et ces injures, aussi contraires à la dignité qu’à la politique, ont-elles disparu de la controverse ; les représentans les plus sérieux de l’opinion à l’étranger ne peuvent admettre que l’organisation actuelle de l’Europe soit définitive. Il y a là un symptôme à noter. Qu’une certaine presse allemande, tout enfiévrée de haine, affecte de ne pas croire à notre sincère désir de prolonger une paix dont nous avons tant besoin, rien de plus naturel. Le jeu qu’elle joue est facile à comprendre. Les hommes qui nourrissent de mauvais desseins contre la France