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pas encore opéré, la malheureuse Autriche étant ce qu’elle est aujourd’hui. Quoi de plus facile, à ce qu’il semble ? L’Allemagne prendrait les provinces allemandes, qui déjà réclament cette annexion ; la Russie prendrait les provinces slaves, qui n’opposeraient pas une bien vive résistance ; la Hongrie resterait seule, formant un état libre. Eh bien ! non ; cela est impossible. La Hongrie disparaîtra si l’Autriche disparaît, la Hongrie sera dévorée par la Russie, car la Russie, réclamant tous les Slaves d’Autriche, ira nécessairement jusqu’à l’Adriatique. C’est précisément ce que redoute M. de Bismarck. Voilà pourquoi il voudrait mettre la Russie hors de combat et partager l’Autriche à lui seul. L’Allemagne recueillerait la partie allemande de l’Autriche ; l’autre partie, la partie slave et hongroise, formerait un royaume qui pourrait être donné à un prince de Hohenzollern et placé sous le protectorat du nouvel empire.

C’est ainsi que les deux ministres, M. le comte Andrassy avec une imprudence aveugle, M. de Bismarck avec une habileté effrayante, se seraient mis d’accord pour amener une entrevue de leurs souverains. Ce n’étaient là toutefois que des conceptions de ministres ; le difficile était de les faire accepter aux maîtres. L’empereur d’Allemagne et l’empereur de Russie sont unis par des liens étroits de famille et d’amitié personnelle. Comment obtenir de Guillaume Ier qu’il déclarât la guerre à Alexandre II ? De quel prétexte couvrir à ses yeux ce plan machiavélique ? Au nom de quel grief, à l’aide de quel sophisme l’engager en de si violentes entreprises ? D’autre part, entre l’empereur d’Allemagne et l’empereur d’Autriche, il n’y a depuis la journée de Sadowa que des souvenirs embarrassans et amers. Comment décider François-Joseph à faire une visite solennelle à Guillaume Ier ? Comment demander au vaincu d’aller saluer le vainqueur au milieu de sa cour ? Sous l’impression de ces répugnances, l’empereur d’Autriche a bien pu, en réponse à l’invitation allemande, exprimer le désir de rencontrer à Berlin l’empereur de Russie. Il évitait ainsi la douleur de paraître s’humilier devant le conquérant ; il se rendait à un congrès de souverains, à une réunion de princes revêtus d’un même titre ; la démarche, si pénible qu’elle fût, ne ressemblait plus à un acte de vassalité. De son côté, l’empereur de Russie, soupçonnant sans doute quelque péril, a pu se faire inviter directement par l’empereur d’Allemagne. Voilà comment les sentimens personnels des souverains ont déjoué les calculs des ministres. La dignité de François-Joseph ne lui a pas permis de se rendre seul à Berlin ; l’amitié de Guillaume Ier pour Alexandre II l’a empêché d’accepter les vues de M. de Bismarck. C’est donc M. de Bismarck qui a eu le dessous dans toute cette affaire, — résultat heureux pour la Russie, dont la fortune a échappé aux plus gravés échecs, heureux surtout pour l’Autriche,