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firent éclater entre les vainqueurs de tels dissentimens qu’une rupture paraissait inévitable. On eût vu alors tout autre chose qu’une sainte-alliance entre l’Autriche, la Prusse et la Russie. Le retour de l’île d’Elbe, la reprise de la guerre, la nécessité d’un suprême effort des trois souverains contre le perturbateur de l’Europe, enfin la journée de Waterloo et la chute définitive de l’empereur, tous ces prodigieux et terribles événemens de la période des cent jours assurèrent une séduction nouvelle à la mystique conception d’Alexandre Ier. C’est ainsi que la sainte-alliance, née d’une inspiration soudaine, le 18 octobre 1813, sur le champ de bataille de Leipzig, fut conclue et signée à Paris le 26 octobre 1815.

Ce souvenir s’est représenté en Allemagne à tous les esprits quand on a su que l’empereur de Russie et l’empereur d’Autriche devaient rendre visite dans Berlin même au nouvel empereur d’Allemagne. Un tel rapprochement ne souriait pas à tout le monde. S’il flattait les uns, il inquiétait les autres. C’était une promesse ou une menace, suivant le parti politique auquel on appartenait. Nous ne nions pas sur ce point la diversité des impressions ; nous constatons seulement que l’image lointaine évoquée par les circonstances, agréable ou fâcheuse, suivant le point de vue de chacun, obsédait tous les esprits ; Il y avait pourtant bien des raisons de l’écarter ; Les analogies qui avaient pu autoriser un instant cette assimilation n’étaient que superficielles et fortuites ; au fond, que de différences dans les situations réciproques ! L’expérience n’avait-elle pas montré depuis soixante ans ce que valent en politique des alliances de cette nature ? Les héritiers des souverains qui ont signé ce contrat n’ont-ils pas été divisés par les intérêts les plus graves ? Singulière alliance signée au nom de Dieu, consacrée à Dieu comme une offrande, bien plus destinée à devenir pour les imaginations du nord l’image terrestre de la très sainte trinité, et qui devait aboutir à Sadowa ! Les trois monarques avaient écrit ces mots dans l’acte signé à Paris le 26 septembre 1815 : « Nous nous obligeons à prendre la religion chrétienne pour règle de notre politique. À cette règle chacun de nous conformera et le gouvernement de son propre empire et ses rapports avec les deux autres. Tous les hommes, les princes surtout, doivent se traiter en frères. Nous devons nous considérer comme les pères de nos sujets. Nos états formeront à l’avenir les rameaux d’un même peuple chrétien ne reconnaissant qu’un maître, Dieu, à qui seul appartient toute gloire, toute puissance, et dont nous ne sommes que les ministres, » Un demi-siècle s’écoule ; supposez les trois signataires de cet acte extraordinaire revenus un instant dans cette Europe qu’ils croient avoir mise à l’abri des révolutions ; quel est le spectacle qui frappe leurs yeux ? La Prusse écrasant l’Autriche sous les yeux de la Russie indifférente ou satisfaite.