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L’ALSACE-LORRAINE DEPUIS L’ANNEXION.

vantage. Écoutons ce parallèle entre les Prussiens et nous. « Le peuple allemand s’est montré comme le peuple de Dieu. Suivant l’exemple donné par son chef, l’empereur allemand, il est parti pour la guerre avec Dieu, après s’être humilié devant lui dans la pénitence et dans la prière. Sur le champ de bataille et de victoire, il a entonné ses vieux cantiques. Chaque soldat porte sur lui son petit livre de cantiques de campagne… Dans les havre-sacs de la plupart des Français vaincus ou tués, on n’a trouvé que de sales écrits ou des lettres lascives ; jamais un livre sérieux, moral, et encore moins un livre de prières[1]. » Que cette modestie et cette charité sont évangéliques, et que ce langage sied bien à un prêtre !

Quelle conclusion tirer de tout ceci ? Une espérance qui nous est commune avec M. Schuré, auteur d’une protestation éloquente contre les annexions, c’est que tôt ou tard on sentira que l’Alsace-Lorraine, dans son démembrement, manque à l’Europe autant qu’à la France. Unie à nous, elle représentait la fusion des deux races, elle était la preuve vivante de l’alliance possible entre leurs génies si divers, entre leurs langues et leurs littératures. L’Alsace ouvrait à la France une perspective sur l’Allemagne, et à l’Allemagne une perspective sur la France. Elle était en même temps une garantie que la distribution des forces en Europe ne subirait pas de trop graves altérations. Dans l’état actuel, quelle puissance petite ou grande peut se dire en sûreté ? Où est la garantie qui existe pour la Belgique, la Hollande, la Suisse, le Luxembourg plusieurs fois menacé ? Il est vrai que l’enfant terrible des annexionistes, M. de Treitschke, s’est efforcé de rassurer tout ce monde en ajoutant d’un ton protecteur : « Nous daignons souffrir que la Suisse reste indépendante. » C’est un fier langage et une condescendance bien hautaine ; mais où est la caution ? Le mot de la veille peut être démenti le lendemain. L’évidence du moment, c’est que les faibles restent à la merci du fort, dont la main ne quitte pas la garde de son épée, et qui en est toujours, dans son allure et ses préparatifs, à la veillée des armes. La menace est là comme un des satellites de la paix pour en donner la vraie signification. L’Europe, pour son repos comme pour sa dignité, est mise en demeure d’y réfléchir ; si elle persiste dans son système de désistement, il n’y restera bientôt plus debout que les états auxquels, dans sa magnanimité, l’empire d’Allemagne aura fait grâce, ou, comme dit avec un dédain de gentilhomme M. de Treitschke, qu’il aura daigné souffrir.

Louis Reybaud.
  1. Le Protestantisme et la guerre de 1870, par M. Lichtenberger.