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L’ALSACE-LORRAINE DEPUIS L’ANNEXION.

pour un appoint considérable dans notre fortune, et tenaient le premier rang dans l’échelle de notre production, la Lorraine pour ses fonderies et ses forges, ses glaces et ses cristaux, l’Alsace pour ses filatures et tissages de coton et de laine, et surtout par ses impressions de tissus, où depuis près d’un demi-siècle elle demeurait inimitable. Qu’allaient devenir ces grands ateliers d’industrie et d’art créés sur notre territoire et inspirés par notre goût ? Une rude épreuve les attendait, bien rare dans la vie des peuples et capable d’y ébranler les existences les plus solides, un changement complet de marché. Se rend-on bien compte de ce que ces mots représentent ? C’est-à-dire qu’il fallait ici, et dans des conditions nouvelles, tourner le dos à une clientèle acquise, éprouvée et douée de discernement, pour courir après une clientèle incertaine, prise au hasard et dont l’éducation était à faire, quitter des débiteurs sûrs pour des débiteurs inconnus, de vieilles relations pour des relations improvisées, un débouché constant pour un débouché aléatoire, pour tout dire, s’adresser à l’Allemagne là où auparavant on s’adressait à la France, et déplacer le siège de l’échange en dépit des contrastes qui règnent d’un pays à l’autre dans les préférences et les habitudes. Voilà ce que signifiait et ce que signifie encore un changement de marché. Comment les provinces annexées en ont-elles supporté les effets ? C’est à examiner. Occupons-nous d’abord de l’Alsace, qui est un pays d’exception.

Deux circonstances ont amorti pour elle les suites du premier choc, l’impulsion acquise et d’heureux compromis. Par l’impulsion acquise, il faut entendre ce courant commercial qui poussait et pousse encore l’Alsace vers la France, et qui n’eût été interrompu qu’au prix d’une catastrophe. Les deux gouvernemens se sont entendus pour la conjurer. À l’aide de tarifs modérés, on a maintenu, pour un certain temps, l’activité habituelle des relations, et ménagé par des dispositions particulières le débouché de l’exportation, qui tient une si grande place dans les tissus de luxe. Ainsi le Haut-Rhin a pu conserver à Paris ses dépôts ordinaires, convertis en entrepôt fictif pour une partie de leur approvisionnement : des estampilles mobiles apposées à chaque pièce d’étoffe en suivent pour ainsi dire la destination ; la marchandise qui entre dans la consommation intérieure paie les droits cotés au tarif, celle qui traverse seulement notre territoire circule sous acquit à caution et sort en franchise de droits ; l’estampille constate et spécifie les deux cas. C’est sous ce régime de faveur que le Haut-Rhin vit depuis deux saisons, et jusqu’ici son étoile ne l’a point abandonné. Il est resté ce que nous l’avons connu, l’arbitre de la mode pour les vêtemens légers, plus ingénieux, plus élégant que jamais, nous conviant sans cesse à de