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une note de 600 francs. Furieux, le maréchal lance le portrait dans le feu et paie la note en s’écriant : « Eh ! je vous aurais donné le double pour ne pas me faire perdre mon temps. Au lieu de me tromper par un talent qui n’existe pas, il fallait me dire : j’ai besoin d’argent, et, sacrebleu ! je vous en aurais donné. »

Profitant de la leçon de modestie contenue dans cette anecdote, nous nous bornerions aux observations qui précèdent sur la statue d’Auxerre, si une toute parfaite bienveillance ne nous avait permis de prendre connaissance d’une série de notes intimes assemblées par une piété filiale aussi ardente que noble. Quelques-unes de ces notes sont des réfutations de faits avancés par différens historiens ou des controverses sur leurs jugemens ; d’autres, et c’est le plus grand nombre, sont des anecdotes recueillies de la bouche de divers contemporains, quelques-uns illustres eux-mêmes et tous bien connus dans la haute société française. Certaines de ces anecdotes sont fort curieuses, et, bien qu’elles ne nous révèlent pas un Davout différent de celui que nous connaissons, elles nous font entrer cependant plus avant dans certaines parties du caractère de cet homme remarquable et nous montrent en action quelques-uns des ressorts qui faisaient mouvoir son âme.

Les plus intéressantes nous paraissent celles qui sont dues au général de Trobriand, mort il y a quelques années plus qu’octogénaire. Nous ayons eu occasion de le rencontrer bien souvent dans la dernière période de sa vie, et nous l’avons nous-même entendu raconter quelques-uns des récits que nous allons transcrire. C’était le modèle des aides-de-camp et un type original de Français de l’ancienne école, comme disent les étrangers lorsqu’ils veulent être injustes ou impertinens envers les nouvelles générations françaises, une âme entièrement mâle, sans alliage aucun de ces mièvreries brillantes que la vie des salons enseigne mieux que l’habitude des camps, et qui sont plus souvent des faiblesses que des qualités ; mais cette masculinité était sans rudesse et s’alliait à une extrême douceur. Son langage sans recherches ni ornemens était d’une simplicité toute militaire, et le fond de son humeur était une bonhomie franche qui, poussée à bout, était capable d’une vivacité de défense que tout agresseur aurait regretté d’avoir excitée. Quelques-unes de ses reparties mériteraient d’être célèbres. En 1815, un général prussien lui disant un jour : « Vous autres, Français, vous vous battez pour l’argent, tandis que nous, Allemands, nous nous battons pour l’honneur. — Rien de plus naturel, lui répondit le bouillant officier, chacun se bat pour ce qui lui manque. » C’est une réponse du même genre qu’il fit au général prussien Thielmann, en cette même année 1815, un jour qu’il avait été envoyé auprès de lui par le maréchal Davout, afin d’en obtenir certaines facilités pour