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révolutions amenées par le temps. Autun fut une création romaine et porte une physionomie de reine déchue ; Dijon fut formée par les ducs et les parlemens, et elle reste ville aristocratique ; Auxerre a été façonnée par des saints et des évêques, et, bon gré mal gré, elle conserve le caractère des anciennes villes ecclésiastiques. Or deux traits distinguent invariablement les anciennes villes où la puissance ecclésiastique a été prédominante, une complète insouciance de toute apparence extérieure et de toute régularité matérielle d’une part, et une liberté populaire qui va parfois jusqu’à la licence du carnaval. Rome, où la vie de la plèbe ne subit jamais aucune contrainte, est l’exemple mémorable entre tous tant de cette insouciance de la régularité matérielle que de cette liberté populaire qui distinguent les villes ecclésiastiques. Auxerre a été la ville la plus folle de la joyeuse Bourgogne, et non pas d’une folie brillante et chevaleresque comme Dijon, mais d’une folie de fabliau pour ainsi dire, toute bourgeoise et plébéienne. Une foule d’usages baroques et facétieux que le temps a eu grand’peine à emporter y foisonnaient comme les coquelicots dans les champs de blé au printemps. Cette fête des fous par exemple, si célèbre au moyen âge, fut par excellence la fête d’Auxerre, où elle n’a cessé qu’après son interdiction par le concile de Bâle ; encore le concile faillit-il être positivement désobéi, car il se trouva des défenseurs de cette parodie grotesque dans les rangs du puissant chapitre des chanoines, dont l’un fit observer audacieusement qu’on portait la main sur une fête plus ancienne que celle de la conception de la Vierge. Ces puissans chanoines eux-mêmes faisaient mieux que tolérer, ils partageaient cette gaîté populaire, et le jour de Pâques, en manière de joyeux alléluia, ils transformaient en jeu de paume le chœur de la cathédrale. Je ne sais trop ce qui reste dans le peuple d’Auxerre de cette folie d’autrefois, aujourd’hui que la vie populaire perd à peu près partout son caractère, cependant il en doit rester encore beaucoup, car, il y a quelques années à peine, un romancier, friand à l’excès de tous ces détails amusans, fit exprès le voyage de cette ville pour y voir je ne sais quelle fête baroque qui s’y célébrait encore, et qui depuis y a été abolie[1]. Quant au second caractère, c’est-à-dire à

  1. Un fait curieux qui prouve que cet ancien esprit d’Auxerre, s’il est par hasard éteint, ne l’est que depuis bien peu de temps, c’est que l’immortel Cadet Roussel, le dernier et non le moins amusant des types grotesques, était un bourgeois plus ou moins ridicule d’Auxerre qui fut chansonné par un malin compatriote. C’est au moins ce qu’affirme M. l’abbé Fortin, curé actuel de la cathédrale, dans un livre où il a recueilli ses souvenirs, qui remontent haut, car il est aujourd’hui âgé de quatre-vingt-quatre ans. Je crains fort que les Souvenirs de M. l’abbé Fortin ne soient bien peu connus hors d’Auxerre ; c’est une raison de plus pour que j’en mentionne l’existence, et pour que j’apprenne à tous ceux qui seraient à portée de se procurer ce livre, et qui négligeraient cette facilité, qu’ils y trouveront sur l’ancienne vie d’Auxerre, sur l’église pendant la révolution et l’empire, sur le dernier évêque d’Auxerre, M. de Cicé, sur l’abbé Lebœuf, sur les deux restaurations, quantité d’anecdotes curieuses, instructives et amusantes. M. l’abbé Fortin n’est pas un écrivain, n’est donc pas le charme de l’art qu’il faut chercher dans son livre ; mais il raconte simplement, avec abondance et candeur, dit ce qu’il a vu et entendu, et il a eu le temps durant sa longue vie de voir et d’entendre beaucoup. Nous avons conservé quantité de mémoires du passé, nous exhumons chaque jour de la poussière et nous livrons à la publicité quantité de vieux papiers qui ne valent pas, comme documens historiques, ce que vaudront ces Souvenirs pour tel ou tel érudit de l’avenir qui les découvrira au XXIIIe ou au XXIVe siècle. Pour moi, je leur dois d’avoir passé de la manière la plus agréable deux longues soirées d’auberge, et tous les voyageurs savent si ces soirées sont mortelles.