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races primitives et que les voyageurs ont souvent constaté chez les tribus du Nouveau-Monde. L’hospitalité, si complète chez ces peuples ne suppose pas les idées qui l’inspirent dans les civilisations plus avancées : elle ne saurait s’expliquer par des principes élevés de charité. Tout est rudimentaire dans un pareil état d’esprit Ces hommes sentent qu’une puissance supérieure les domine, qu’ils doivent supplier Dieu de leur être bon ; mais ce respect, cette sorte de terreur, ne sont chez eux que très rares. L’Albanais est irréligieux, ou plutôt il ne songe pas à la religion ; sa piété n’a ni symbole précis ni credo bien défini. Si par habitude il suit le culte catholique, il dira à ses heures : « Le dieu de Mahomet aussi est grand ! » et de même les musulmans viendront trouver le prêtre chrétien, iront aux panégyries de saint George, à la fête de Noël surtout, brûleront des cierges à saint Nicolas. Quand l’esprit a cette indécision enfantine, tout au plus peut-il imaginer que son Dieu et ses saints aient une préférence pour leurs fidèles ; mais qu’un autre dieu et d’autres saints, adorés par des étrangers, soient aussi puissans, ni l’Albanais, ni quelque race primitive que ce soit ne peut en douter. Dieu est un génie bienfaisant, non une nature supérieure : Tes dieux peuvent être nombreux ; c’est ce qui explique cette indécision de foi qui frappe si fort en Albanie, où il est souvent difficile de savoir si un habitant est chrétien ou mahométan. De là aussi au XVIe siècle la facilité avec laquelle la moitié du pachalikat de Scutari se convertit à l’islamisme, de là chaque jour en Albanie des conversions ou des abjurations en masse. Un village près du chef-lieu du vilayet vient de renoncer au catholicisme. Une querelle s’était élevée entre le prêtre et les habitans, le matin de Pâques, sur l’heure de la messe : le franciscain ne voulut pas céder, les vieillards de dépit allèrent trouver le pacha ; ils sont depuis lors musulmans. Et cependant la religion en ce pays a été souvent un drapeau de guerre : ce qui fait qu’une tribu croit à son dieu, c’est la haine de la tribu voisine.

Par le fait de notre culture intellectuelle et aussi des formes d’esprit qui nous sont propres, nous avons beaucoup de peine à comprendre un des caractères particuliers de cet état primitif. Ces natures sentent vivement sans avoir la moindre aptitude à définir ce qu’elles sentent. Ce sont des coups qu’elles reçoivent, qui les remuent comme ils nous remueraient nous-mêmes ; la réflexion n’intervient pas pour expliquer les causes qui rendent cette émotion légitime, les conséquences qu’entraîne un événement malheureux ou heureux. On voit des femmes albanaises perdre leur enfant et ensuite dépérir au point d’être atteintes d’un mal mortel ; on ne