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distinguions ni jetée ni point de débarquement, il n’y avait qu’un marais formé par un ruisseau. Quand le canot s’approcha, force fut aux plus résolus d’accepter les épaules des harnais qui venaient nous chercher pour nous porter à terre ; ils nous déposèrent sur des rochers où le pied le plus habile avait quelque peine à ne pas glisser. Nous avions dit adieu à l’Europe, nous étions en Turquie.

Le point où nous débarquions, Antivari, est cependant l’escale d’un chef-lieu de province ; c’est par là qu’il faut passer quand on va à Scutari d’Albanie. Ce lieu est désolé ; la hutte où logent les douaniers chargés de percevoir nombre de batchichs et quelques tarifs officiels, la cabane en planches du chef de la police qui demande les passeports, une pauvre locande italienne qui vous donne du pain, un morceau de viande et un matelas, — la marine n’a pas d’autres habitations. La ville est à gauche assez loin dans la montagne, cachée dans une gorge. Si vous voulez vous aventurer à quelques pas de l’auberge, vous ne trouvez ni route ni sentier ; il faut s’avancer au milieu des joncs, dans la terre détrempée, chercher le gué de la rivière qui coule en cet endroit, escalader des rochers pour retomber dans les flaques d’eau. Il semble, si longtemps qu’on ait vécu en Turquie, qu’on oublie toujours combien ce pays ne ressemble à aucun autre, la surprise est chaque fois aussi poignante : cette antithèse de la civilisation et de la barbarie ne trouve jamais le voyageur insensible. Certes la Dalmatie n’est pas une de ces contrées où le progrès frappe à chaque pas, le paysan morlaque est inculte et grossier ; mais, si loin que vous alliez dans la province, vous y trouvez des usages qui vous rappellent votre pays, des maisons où un voyageur peut loger, une auberge où l’hôtelier a une nappe et des fourchettes, des routes, une administration, une police sérieuse, l’Europe enfin. Passez le poteau qui sépare les Dalmates des Turcs, ce reste de civilisation s’évanouit.

On va d’Antivari à Scutari à cheval et en caravane. La route est de sept, de quinze, de vingt heures, selon la saison, selon que la pluie a ou non détrempé la plaine, ou que les passages guéables de la Boiana sont plus ou moins sûrs. Il faut trouver son chemin à travers champs, tantôt suivre le lit des torrens, tantôt monter des rochers en escalier, tantôt descendre sur des plans inclinés que l’eau a rendus polis et glissans comme le marbre, aventurer son cheval-au milieu de grosses pierres taillées en pointe ; mais le grand danger du voyage, ce sont les mares de boue qui recouvrent des précipices. Un des guides qui nous précédaient disparut tout à coup jusqu’aux épaules : cheval et cavalier s’étaient enfoncés dans un de ces trous que nulle prudence ne peut être sûre d’éviter. Une voiture qui suivrait une route à peu près carrossable ferait ce trajet en