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c’est qu’il soit moine. Il a presque tous les vices et pas une vertu de son état, ce qui ne l’empêche pas d’y tenir comme à la prunelle de ses yeux : il ne saurait vivre hors de son froc ; mais enfin il est plutôt victime de l’institution que désireux d’en abuser pour des fins immorales. Il est désintéressé, et l’on peut concevoir que Pantagruel, au père duquel il a rendu par sa bravoure d’éminens services, lui pardonne beaucoup et ne puisse se défendre d’une certaine sympathie pour cette robuste et franche nature. Quant à Panurge, cet affreux paillasse, ce railleur à la fois sceptique et superstitieux, qui vole à l’église l’argent des fidèles, cet égoïste fieffé qui n’est jamais si heureux que lorsqu’il fait du mal en toute sécurité, vindicatif et voleur, libertin et paresseux, bavard sans vergogne, incapable d’un enthousiasme quelconque, la bouche toujours pleine des plus sales discours, perdant même avec le temps et le bien-être un certain courage doublé de ruse qui le relevait encore un peu, et mêlant de plus en plus une insigne poltronnerie à des vantarderies ridicules, — comment donc le sage et bon Pantagruel supporte-t-il à ses côtés un pareil drôle ? Que dis-je ! il l’aime, ce drôle, il l’attache à sa personne, il ne peut s’en séparer. Il n’y a qu’une chose qui puisse expliquer cette faiblesse du noble jeune homme ; Panurge a de l’esprit, beaucoup d’esprit, de l’esprit comme un singe, et Pantagruel ne sait pas résister au plaisir de l’entendre débiter ses farces désopilantes. Il a besoin de rire, et Panurge le fait toujours rire. Voilà bien les deux natures de Rabelais. La sérieuse et la joviale se personnifient dans ces deux êtres si différens, qui pourtant sont inséparables. Tous deux vont jusqu’au bout de leur caractère individuel, Pantagruel jusqu’à la piété mystique et à la mélancolie, Panurge jusqu’au cynisme effronté. Comme on voit bien que Rabelais lui-même avoue son impuissance à se détacher de son Panurge intérieur, du fou qui est en lui et qui suit pas à pas son meilleur lui-même ! N’est-ce pas pour l’amour de Panurge que son être le plus noble affronte de véritables dangers et s’en va intrépidement chercher le mot qui pourra éclairer, tranquilliser, rendre heureux son clown bien-aimé !

Panurge est donc aux côtés de Pantagruel dans un rapport analogue à celui de Sancho près de don Quichotte, de Wagner près de Faust : il est plus vicieux et beaucoup plus spirituel que ses homologues ; mais comme eux il reste dans les régions inférieures de la sensualité. Ce que Pantagruel conçoit d’un point de vue élevé, idéal, Panurge, avec son intelligence asservie, le traduit et le rabaisse régulièrement au niveau de ses penchans matériels. Si Pantagruel cherche le mot suprême de la destinée, Panurge veut seulement savoir s’il peut se marier sans risques. Si le jeune héros aime la gloire acquise dans une guerre défensive, Panurge ne songe qu’aux