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inexactitudes, Rabelais aurait, en écrivant ses cinq livres, fait de continuelles allusions aux hommes les plus en évidence de son temps. S’il fallait en croire la prétendue clé présentée par les éditeurs du xviie siècle et reproduite habituellement par ceux qui les ont suivis, il faudrait reconnaître François Ier dans Gargantua, Louis XII dans Grandgousier, Henri II dans Pantagruel, le cardinal de Lorraine dans frère Jean des Entommeures, dans Panurge le cardinal d’Amboise, et ainsi des autres. Le malheur de toute cette explication est de n’expliquer rien. Il n’y a aucune espèce de rapport entre ces divers personnages et les types allégoriques qu’on leur assigne. Comment admettre d’ailleurs que François Ier ne se fût pas reconnu sous les traits de Gargantua, et comment aurait-il, malgré les opposans, accordé sa protection constante à l’effronté railleur de la majesté royale[1] ? On ne fut pas longtemps sans s’apercevoir de l’insuffisance de cette clé, et quelques commentateurs, particulièrement en Angleterre, crurent qu’ils seraient plus heureux en cherchant dans la famille royale de Navarre les originaux qu’il était impossible de retrouver à la cour de France. C’est ainsi qu’on voulut identifier Jean d’Albret avec Grandgousier, Henri d’Albret avec Gargantua, Antoine de Bourbon, père de Henri IV, avec Pantagruel, Ferdinand d’Aragon, spoliateur de la maison de Navarre, ou Charles-Quint, voulant conquérir le monde, avec Picrochole, etc. Cette explication ne fut pas mieux acceptée que la première et fit encore moins de prosélytes. Elle est complètement abandonnée aujourd’hui. Par réaction contre ces essais aussi pénibles qu’infructueux, on en est même venu à nier complètement qu’il y ait autre chose dans les compositions de Rabelais que des jeux d’imagination dont le seul but est de faire rire et tout au plus d’encadrer çà et là quelques vérités philosophiques.

Ceci est une autre erreur. Rabelais a bien certainement distingué le fond même de sa pensée des formes bouffonnes et le plus souvent allégoriques dont il a jugé nécessaire de la revêtir. Lui-même le dit trop positivement pour que l’on puisse en douter. Dans la préface de son Gargantua, il recommande à ses lecteurs « d’interpréter à plus hault sens ce que, par adventure, ils cuidaient dict

  1. Ce que cette ancienne explication présentait de plus plausible, c’était le rapport qu’elle signalait entre le trait de Gargantua décrochant les cloches de Notre-Dame pour les suspendre aux oreilles de sa jument, et l’intention prêtée à François Ier d’enlever lesdites cloches pour en faire cadeau à la duchesse d’Étampes ; mais il se trouve, d’une part, qu’il n’y a pas l’ombre d’une preuve qu’un tel projet ait jamais été conçu par François Ier, et d’autre part que ce trait fait précisément partie des très rares analogies que l’on peut établir entre le Gargantua de Rabelais et celui de la Chronique, dont l’auteur assurément ne songeait ni au roi de France, ni à la duchesse d’Étampes.