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tions de ses œuvres complètes, de croire que Rabelais commença son épopée bouffonne par le livre de Gargantua ; la vérité est que le premier livre de Pantagruel, fils de Gargantua, ouvrit la série. Une autre confusion lui a fait attribuer la Chronique de Gargantua, dont la publication précéda celle de ce premier livre, et que l’on a souvent confondue avec son Gargantua. La Chronique de Gargantua est un roman de chevalerie qui parut à Lyon en 1532 et qui fut l’objet d’un engouement extraordinaire. « Il en fut plus vendu par les imprimeurs en deux mois, nous dit Rabelais lui-même, qu’il ne sera achepté de Bibles en neuf ans. » Ce n’était pourtant qu’une rapsodie médiocre, puisée à la source des vieilles légendes populaires, légendes bien plus intéressantes pour nous aujourd’hui que la compilation du chroniqueur anonyme ; mais le goût des romans fabuleux était alors très répandu, et le nom de Gargantua avait du retentissement dans nos vieilles provinces. Les savantes recherches de M. Gaidoz nous ont appris naguère que Gargantua est une vieille divinité gauloise, une personnification du soleil selon toute vraisemblance, du soleil dévorant, qui absorbe en passant d’énormes quantités de vivres et de liquides[1]. Le chroniqueur met son invincible Gargantua en rapport avec le cycle légendaire du roi Artus et de Merlin, ce qui tend à confirmer l’hypothèse de son origine celtique ; mais, excepté sa taille gigantesque, son insatiable appétit, sa soif non moins effrayante et l’enlèvement des cloches de Notre-Dame, le Gargantua de Rabelais n’a rien de commun avec le héros du roman.

Le calcul du joyeux médecin se trouva juste. En 1533, il fallut publier coup sur coup trois éditions du premier livre de Pantagruel. En 1535 parut le Gargantua, dont le succès ne fut pas moindre ; mais dans l’intervalle Rabelais avait été à Rome avec le titre comique d’écuyer tranchant, en réalité comme l’ami et le médecin de son ancien camarade l’évêque Jean Du Bellay, chargé par Henry VIII d’une mission auprès du saint-siége. Rabelais passa six mois bien remplis dans la ville éternelle, et repartit pour la France avec des lettres pour François Ier. C’est en passant par Lyon que, se voyant à court d’argent, il se serait avisé d’étiqueter des paquets de cendre comme autant de poisons destinés au roi et à la famille

  1. Le nom de Gargantua se rapproche du bas-breton gargaden (gosier) ; le vieux français employait le mot gargante pour dire gorge, avaloir. Près de Rouen et près de Nantes se trouve un mont Gargant, et à ce nom se rattachent plusieurs superstitions locales qui rentrent bien dans la supposition du savant celtiste. Ne faudrait-il pas voir une forme analogue, ou la femme de Gargantua, dans les gargouilles, ces monstres à gueule béante qui servent de gouttières avancées à tant d’églises du centre et du nord-ouest, et qui doivent rappeler la victoire remportée par saint Mellon ou saint Romain sur l’animal hideux de même nom ? Il y a là pour nos antiquaires une mine abondante de rapprochemens et peut-être de découvertes.