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cien camarade d’Estissac, devenu évêque, et lui servit de secrétaire dans les brillantes réunions où ce prélat libéral attirait des littérateurs et des érudits tels que Marot, Des Périers, Salel, Hérouet, Calvin. Cependant de sombres nuages montaient à l’horizon. Marot avait été incarcéré, Louis de Berquin brûlé en place de Grève, Des Périers dénoncé comme athée, Calvin avait dû quitter la France. Rabelais, qui n’eût jamais le moindre goût pour le martyre, se rapprocha de ses amis Du Bellay pour être en sûreté, et s’adonna avec ardeur à la médecine comme à une science moins suspecte. C’est alors, vers 1530, qu’on le voit à Montpellier, étourdissant les vieux docteurs de son savoir de fraîche date et prenant rang parmi les maîtres de l’art. On ne sait pas assez que quelques années avant André Vesale, ou du moins en même temps que lui, Rabelais fit l’anatomie du cadavre humain, cette condition de tous les progrès ultérieurs de la science, et devant laquelle, esclave de sots préjugés, le moyen âge avait toujours reculé ; mais ce qui le caractérise bien, c’est qu’à Montpellier il mène de front les études les plus sérieuses et les représentations comiques. Il joue lui-même la Farce de Pathelin et une pièce de sa composition, la Femme mute[1]. C’est vers le même temps qu’il doit avoir été délégué auprès du chancelier Duprat pour plaider en haut lieu les intérêts menacés de l’université de Montpellier. Pour obtenir audience de ce grand dignitaire, dont l’accès était difficile, il aurait imaginé de parler une langue différente à chacun des officiers de l’hôtel, à peu près comme fait Panurge lorsqu’il est rencontré par Pantagruel, — jusqu’à ce qu’informé de l’étrangeté du personnage qui demandait à le voir, le chancelier eût donné l’ordre de l’introduire ; mais il n’est pas sûr que ce trait ne doive pas être aussi considéré comme appartenant à la légende. En 1532, nous le retrouvons à Lyon, s’occupant toujours de médecine, de dissections, d’anatomie, et publiant les œuvres d’Hippocrate et de Galenus. Il paraît que cette édition lui rapporta plus d’honneur que de profit. Il avait quelque peine à vivre, et l’urgence de se procurer des ressources ne fut pas sans doute étrangère à la composition du premier livre de Pantagruel.

Ici encore l’érudition moderne a rectifié plusieurs données inexactes de la tradition. D’abord c’est une erreur, engendrée par les édi-

  1. Le sujet était vieux, mais le dénoûment que lui donna Rabelais était neuf. Il s’agit de ce mari dont la femme muette recouvra la parole par l’art d’un très savant médecin ; la dame, pour rattraper le temps perdu, se montra si loquace que le malheureux, n’y tenant plus, dut retourner chez le médecin et le supplier de faire revenir le mutisme. Le médecin répond que cela lui est impossible ; tout ce qu’il peut faire pour lui, c’est de le rendre sourd. L’infortuné, de deux maux choisissant le moindre, s’y résigne ; mais quand le médecin vient lui demander un salaire proportionné à de si beaux succès, le mari lui fait vérifier dans toute sa validité le proverbe d’après lequel il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.