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tire ordinairement de la grossièreté du temps où il vivait n’est pas suffisante : il faut du moins la préciser.

Rabelais en effet encourut le blâme de plusieurs de ses contemporains, de ses anciens amis, entre autres celui de Calvin, qui jusqu’à un certain point pouvait le considérer comme un allié. Calvin, il est vrai, ne comprenait guère la plaisanterie, surtout quand il s’agissait des mœurs ; mais il ne fut pas le seul de son avis. Il y a pourtant quelque chose de légitime dans ce genre d’excuse. Rabelais appartient par son éducation et son tour d’esprit à la fin du xve et à la première moitié du xvie siècle. Or il régnait dans la société tout entière, y compris la cour des Valois, une incroyable indécence en fait de conversation et de littérature : nos mœurs bourgeoises en ont longtemps porté l’empreinte, et elles n’en sont réellement purifiées que depuis un temps assez court. Désœuvrés littéraires très sincèrement conçues dans un dessein instructif et moral, les Contes de la reine de Navarre par exemple, nous montrent avec quelle facilité de hautes et pures pensées pouvaient alors s’associer à des descriptions côtoyant la gravelure et même y tombant parfois en plein. On ne remarque pas assez que, du xive au milieu du xvie siècle, il y eut sur presque tous les domaines de l’art et de la pensée un mélange, incompréhensible pour nous, de grotesque et de sublime, de moralité et de libertinage. Le domaine religieux lui-même en fut atteint. À cette époque et non aux âges antérieurs, plus grossiers encore, remontent ces détails cyniques d’architecture qui émaillent en dehors et en dedans un si grand nombre d’églises ogivales. Les mystères donnent lieu à une remarque toute semblable. Les prédicateurs les plus goûtés de la même période font des sermons qui n’ont souvent rien à envier aux pages les plus salées du Pantagruel. Telle est la forme précise qu’il faut donner à l’excuse vulgaire en faveur de Rabelais. Il vit sur la limite de deux âges littéraires, et, quant au libertinage de la pensée et de l’expression, il appartient à l’âge précédent. C’est la crise morale dont la réforme fut la plus haute expression qui rendit le goût plus sévère en disciplinant l’intelligence et en purifiant l’imagination. Il est donc permis d’atténuer les torts de Rabelais en rappelant l’époque d’où il sortait ; mais il faut reconnaître que sur ce point il fut tout le contraire d’un novateur. Son éducation, d’où l’influence maternelle fut bannie, son séjour prolongé au milieu des moines, son goût prononcé pour la médecine, ont dû, pour une foule de raisons, contribuer sur ce point à le rejeter ou du moins à le maintenir en arrière. Assurément Montaigne, qui vient chronologiquement après lui, ne brille ni par la sévérité de ses jugemens, ni par la chasteté de son style ; cependant, comparé à Rabelais, il est déjà un modèle de convenance.