Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 101.djvu/827

Cette page a été validée par deux contributeurs.

examen, nous aurions eu la présomption de croire que le célèbre curé de Meudon ne pouvait être vraiment goûté qu’en France et par des Français. Pour discerner ses étonnans mérites au milieu de ses grands défauts, il est indispensable, pensions-nous, non-seulement de comprendre sa langue, qui a vieilli, mais encore et surtout de bien connaître le genre d’esprit, très indigène, dont il est peut-être le type le plus saillant, et qui consiste à savoir mêler les inspirations d’un idéal souvent fort élevé aux fantaisies d’une imagination déréglée. Est-il possible d’être à la fois plus sage et plus fou que Rabelais ? En France même, depuis que le goût est devenu plus délicat et le sentiment des convenances plus impérieux, combien de bons esprits sont rebutés dès les premières pages par les supplices auxquels les condamne la verve cynique de ce singulier philosophe ! Que doit-il donc en être à l’étranger ? Voilà ce que nous eussions été tentés de nous dire, et nous aurions eu tort. Ce n’est pas seulement en France que des penseurs, des hommes sérieux, austères même, ont rendu de sincères hommages à ce bouffon de génie ; chez les peuples voisins, Rabelais n’a jamais cessé de compter d’ardens admirateurs parmi ceux, en petit nombre il est vrai, qui pouvaient le lire sans trop de fatigue. En Angleterre, sir Thomas Urqhart et Motteux l’ont traduit, annoté, commenté avec enthousiasme, et ils ont fait partager leurs sympathies à des hommes tels que le chevalier Temple et Hallam. En Allemagne, J. Fischard dit Mentzer dès le xvie siècle, Gottlob Regis vers 1830, ont tâché de l’imiter et de le traduire. Herder le range parmi ceux qui ont préparé la grande littérature du siècle de Louis XIV ; Wieland, un peu suspect quand il s’agit des écrivains français, lui assigne une place de premier rang dans le panthéon littéraire, et, si Adelung le dédaigne, Goethe le proclame son ami, l’un de ceux qui ont le plus de droits à son admiration. Chamisso l’avait toujours sur sa table, Gervinus enfin le désigne comme l’éminent précurseur de Cervantes, de Sterne et de Swift. On voit que le goût de Rabelais a depuis longtemps passé les frontières.

Cependant, il faut bien l’avouer, quand on veut parler de Rabelais en bonne compagnie, on doit commencer par présenter d’humbles excuses. Le fait est qu’à chaque instant Rabelais déconcerte les appréciateurs les plus sympathiques de son génie. Il n’est pas seulement grossier, trivial, d’une liberté de propos effrayante, il est cynique, il est sans vergogne, et il ne faudrait pas que, par réaction contre le puritanisme littéraire qu’effraie la moindre gaillardise, on accordât l’absolution complète à l’ancien moine de Fontenay. Je suis même persuadé qu’il y a des esprits particulièrement délicats pour qui les grands côtés de Rabelais disparaîtront toujours derrière ses énormités licencieuses. L’excuse banale que l’on