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deviner l’état mental des pauvres êtres qui ont défilé devant moi; mais il n’en est pas toujours ainsi, et souvent la science tâtonne longtemps pour arracher à l’âme le secret de sa perturbation. Le certificat médical est immédiatement rédigé et remis au délégué du bureau des aliénés, qui le transcrit sur le registre des entrées[1].

C’est la préfecture de police qui envoie ses agens, toujours vêtus en bourgeois pour cette circonstance, chercher les malades chez eux, elle les soustrait, autant que possible, à l’indiscrétion publique et paie la voiture qui les amène à l’infirmerie. Il se produit alors un fait constant. Lorsque l’aliéné est dans son domicile, il est condamné presque invariablement à la curiosité railleuse et malsaine de ses voisins : on s’amuse de lui, et parfois on ne craint pas d’exciter son délire ; dès qu’on le voit emmené, emporté parfois, on n’éprouve plus pour lui qu’un sentiment de profonde commisération, on dit : Le pauvre homme! on l’arrête, il n’était pas méchant cependant; s’il fait du mal aux autres, c’est parce qu’il a perdu la tête. Et le malade laisse un souvenir douloureux dans le cœur de ceux pour qui la veille encore il n’était qu’un objet de risée. L’infirmerie ne chôme pas. Du Ier janvier au 1er juillet 1872, 1085 présumés y ont passé; 107 reconnus indemnes ont été immédiatement rendus à la vie commune; 12, qui offraient des accidens pathologiques particuliers, ont été expédiés dans les hôpitaux ordinaires; 966 ont été envoyés dans les asiles ; à ce dernier chiffre, il faut ajouter 198 placemens d’urgence faits par les commissaires de police en vertu de l’article 19 de la loi du 30 juin 1838, et nous aurons ainsi un total de 1,164 aliénés fournis en six mois par Paris, pour les seuls établissemens publics, ce qui équivaut, par jour, à 6. 72.

Lorsque la visite du médecin est terminée, quand toutes les pièces administratives ont été préparées et signées par qui de droit, les aliénés sont introduits dans une voiture divisée en plusieurs cellules capitonnées, de façon à éviter tout accident et à empêcher les maniaques ou les mélancoliques de se briser la tête contre des surfaces résistantes. L’employé chargé spécialement du transfèrement des malades monte sur le siège et les accompagne lui-même à l’asile Sainte-Anne, où cesse la mission de la préfecture de police et où vont commencer celle de l’assistance publique et celle de la science.

Dans une prochaine étude, nous essaierons de dire en quoi consiste cette double mission.


MAXIME DU CAMP.

  1. Très souvent des aliénés sont amenés à la porte de l’infirmerie en fiacre par leurs parens et par des agens, qui ont choisi l’heure de la visite du médecin pour éviter au malade le séjour dans les cellules d’attente.