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38 ans, en 1707, il avait eu le temps de formuler sa théorie du solidisme, qui renversait l’humorisme, car il établit que les parties solides du corps sont la cause morbifique et que les fluides ne sont atteints que secondairement. Les œuvres de Baglivi étaient peu connues en France; ce fut un jeune médecin, nommé Philippe Pinel, qui en donna une édition complète en 1788. Le traducteur fut un réformateur, au sens absolu du mot, et c’est à lui que les aliénés doivent de ne plus être traités comme des bêtes féroces. C’était un homme d’une sagacité incomparable, observateur profond, très persistant dans sa volonté, timide jusqu’à la gêne, jusqu’à la maladresse, dévoré de l’amour de l’humanité et très courageux au besoin, ainsi qu’il le prouva pendant la terreur, en cachant des proscrits à Bicêtre et en faisant tous ses efforts pour sauver Condorcet; c’était une âme sensible dans la grande acception du terrain si sottement prodigué à cette époque. En 1791, il publia son Traité médico-philosophique de l’aliénation mentale, et à la fin de 1792, par l’influence de Cousin, de Thouret et de Cabanis, il était nommé médecin en chef de Bicêtre.

Ce qu’était Bicêtre à cette époque, on ne peut se le figurer; c’était la renfermerie du moyen âge dans ce qu’elle avait de plus hideux; c’était à la fois une geôle, une maison de correction, un pénitencier, un hôpital; assassins, débauchés, malades, indigens, idiots, gâteux, vivaient pêle-mêle dans la plus affreuse promiscuité; d’un seul mot, c’était un cloaque. Les aliénés, comme bêtes dangereuses, étaient tenus à part, enfermés dans des cabanons de six pieds carrés qui ne recevaient d’air et de jour que par le guichet dont la porte était percée; les planches du lit, garnies d’une botte de paille renouvelée tous les mois, étaient scellées dans la muraille; les rapports du temps disent que ces loges étaient des glacières. Enchaînée par le milieu du corps, portant des fers aux pieds et aux mains, nus pour la plupart, grelottant dans cette atmosphère humide, ne recevant ni soin ni médicament, les malades étaient dans un état de fureur permanente, injuriaient les curieux qui venaient les voir en partie de plaisir, se ruaient sur leurs gardiens dès que ceux-ci osaient ouvrir la porte, essayaient de se briser la tête contre les murs et réussissaient souvent. C’est en présence de ces misérables que Pinel se trouva.

Dans la Nosologie de Cullen, dont il avait donné une traduction en 1785, il avait lu que, « s’il faut modérer les emportemens des fous, il ne faut le faire qu’avec une extrême douceur; que les chaînes sont barbares, les irritent, rendent le mal incurable ; qu’on les immobilise, sans danger pour eux, à l’aide d’une camisole étroite dont les manches sont attachées l’une à l’autre ; qu’il convient de