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grande joie de La Condamine, qui était très friand de pareils spectacles; l’on ne brûla personne, et, faute de persécution, l’épidémie cessa d’elle-même. L’apaisement est fait : les parlemens déclarent, en 1768, que les possédés ne sont que des malades; Cagliostro aura toute facilité pour évoquer le diable et le mettre en rapport avec le cardinal de Rohan ; Mesmer pourra réunir tous les nerveux autour de son fameux baquet, personne ne s’en occupera, ni les gens du roi, ni le clergé, ni la police. Encore quelque temps, et le seul exorcisme qu’on emploiera contre les diables récalcitrans sera la douche de Charenton.

La science n’est pas restée oisive; pendant que la justice humaine se désarmait enfin contre les aliénés, elle essayais de formuler des principes qu’on pût appliquer à leur guérison. En Suisse, en Angleterre, en Hollande, en Allemagne, en Italie, en France, un mot d’ordre semble avoir été donné ; Plater, Willis, Boerhave, Fleming, Fracassini, Morgagni, Boissier de Sauvages, Lieutaud, Lorry, décrivent avec soin les différens phénomènes de pathologie mentale qu’ils ont étudiés ; mais, lorsqu’il s’agit d’indiquer le traitement à suivre, ils font presque tous fausse route, car le point de départ est erroné.

C’était le temps où régnait sans partage la fameuse théorie de l’humorisme¸ en vertu de laquelle tous nos maux proviennent de nos humeurs, sang, lymphe, bile,etc.; l’homme était plus ou moins malade selon que l’humeur peccante était à un degré plus ou moins haut de crudité ou de coction. Donc deux remèdes universels qui devaient suffire à tout, la purgation et la saignée. Molière, avec ses Diafoirus, n’a rien exagéré, il suffit de lire les lettres de Guy Patin pour s’en convaincre[1]. La folie violente résidait dans le sang, la folie triste résidait dans la bile, la folie gaie résidait dans les sucs de la rate. On saignait, on purgeait jusqu’à blanc, et les malades ne s’en trouvaient pas mieux.

Le grand révolutionnaire en l’espèce, celui dont les travaux devaient avoir une influence si féconde sur la thérapeutique, fut Baglivi, qui créa réellement la physiologie expérimentale. Mort à

  1. Bordeu, qui fut un homme d’infiniment d’esprit et qui exerça la médecine dans le milieu du XVIIIe siècle, essaie de réagir contre cette déplorable manie d’affaiblir les malades outre mesure en les saignant sans discrétion; il dit : « J’ai vu un moine qui ne mettait point de terme aux saignées; lorsqu’il en avait fait trois, il en faisait une quatrième par la raison, disait-il, que l’année a quatre saisons, qu’il y a quatre parties du monde, quatre âges, quatre points cardinaux. Après la quatrième, il en faisait une cinquième, car il y a cinq doigts dans la main; à la cinquième il en joignait une sixième, car Dieu a créé le monde en six jours. Six! il en faut sept, car la semaine a sept jours, comme la Grèce a sept sages; la huitième sera même nécessaire, parce que le compte est plus rond; encore une neuvième : quia numero Deus impare gaudet ! »