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lui ressemble. Peut-être qu’alors elle ne songeait qu’à elle-même, à sa vengeance… Donc la petite s’attache à moi avec une tendresse, — elle savait pourtant que je la détestais. Quand je racontais une histoire, elle s’approchait timidement, se mettait sur un petit banc dans le coin obscur, écoutait, et on ne voyait que ses yeux qui brillaient. Parfois je la rudoyais, et elle tremblait. Quand je partais, elle me suivait du regard, immobile ; quand j’arrivais, elle courait au-devant de moi, puis s’effrayait de ce qu’elle avait osé. Un jour mon aîné dit : — L’ours finira par dévorer le père ; — la petite bondit, elle avait les yeux pleins de larmes. Je m’imaginais alors que c’était ma femme qui venait à moi, qui me demandait pardon et qui pleurait. — Une fois j’appelai la petite, elle devint pourpre et s’enfuit. Peu à peu cependant nous devînmes une paire d’amis.

Mes garçons ne tenaient guère de moi. — Voudrais-tu tirer le renard ? — Oui, papa, si le fusil ne faisait pas tant de tapage. — Ou bien, à propos d’une rencontre avec l’ours : — Il venait droit à moi ; que penses-tu que j’ai fait alors ? — Tu as couru tant que tu as pu ? — La petite, elle, en riait. Quelquefois elle se drapait dans une peau de loup et faisait peur aux deux garçons, qui se cachaient derrière les jupes de leur mère. — Vous ne connaissez donc pas votre sœur ? — Maman, répondaient les gamins, elle est alors un loup pour de vrai ; ses yeux étincellent, et elle hurle que c’est un plaisir.

Les jours où je m’absentais, l’enfant errait dans la maison comme une âme en peine. — Pourvu que papa ne verse pas. — Pourquoi donc verserait-il ? — Oh ! je connais les deux noirs, ce sont des bêtes fongueuses. Ou s’il rencontrait un ours… — Papa le visera au milieu de la poitrine, là où est la tache blanche, dit mon fils d’un air compétent. — Et s’il le manque ? — Il ne le manquera pas.

Comme elle grandit, elle veut m’accompagner, se roule par terre en pleurant ; je finis par l’emmener. J’avais le petit fusil dont s’était servie ma femme. Je lui achète une gibecière, et elle part avec moi. La gamine était courageuse comme un homme, que dis-je ? comme pas un homme ! Comment vous expliquer cela ? Lorsque j’entendais craquer les branches : — S’il allait nous arriver quelque chose ? disais-je. — Elle ne faisait qu’en rire : — Puisque je suis avec toi ! — Ce n’est qu’à moi qu’elle songeait.

À la maison, elle avait la fièvre ; en face du loup, elle était calme comme devant une poule. Et comme nous nous comprenions ! Je n’avais pour ainsi dire pas besoin de parler ; elle avait étudié mes yeux, chaque trait de mon visage, chacun de mes mouvemens. Néanmoins nous aimions à causer. Quand le gibier était à terre et qu’Irena s’agenouillait pour le vider, nous restions assis côte à côte,