Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 101.djvu/741

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ses pieds dans le torrent, et elle me jetait l’eau à la figure. C’était une créature étrange. Sa coquetterie avait une nuance de cruauté ; elle me tourmentait dans son humilité profonde comme jamais orgueil de grande dame ne m’a tourmenté depuis. — Mais ayez donc pitié de moi, mon bon seigneur, que voulez-vous que je fasse de vous ? — Elle savait qu’elle faisait de moi tout ce qu’elle voulait.

Mon boyard fit une pause ; nous nous tûmes tous les deux pendant quelque temps. Les paysans, ainsi que le chantre, étaient partis. Le Juif avait mis son fronteau et s’était assoupi dans un coin ; il nasillait en rêve quelque prière, et s’accompagnait d’un hochement de tête régulier. Sa femme était assise devant le buffet, la tête dans ses mains ; elle avait glissé ses doigts minces entre ses dents, ses paupières somnolentes étaient à demi fermées, mais son regard restait obstinément attaché sur l’étranger.

Celui-ci déposa sa pipe et respira profondément. — Faut-il que je vous raconte la scène que j’eus avec ma femme ? Vous m’en dispensez. Elle fut languissante pendant quelque temps ; je restais à la maison, je lisais. Une fois elle traverse la chambre, me dit à mi-voix : bonne nuit ! Je me lève, elle a disparu, je l’entends fermer sa porte. C’était fini encore une fois.

À cette époque, j’avais un procès avec la propriétaire du domaine d’Osnovian. Avant d’atteler la justice et de remettre les rênes à l’avocat, me dis-je, tu feras mieux d’atteler tes deux chevaux et d’y aller de ta personne. — Qu’est-ce que je trouve ? Une femme séparée, qui s’est retirée dans ses terres parce qu’elle a le monde en horreur, une philosophe moderne. Elle s’appelait elle-même Satana, et c’était un amour de petit démon, des yeux comme des feux follets. Je perdis naturellement mon procès, mais j’y gagnai ses bonnes grâces.

Malgré tout, je n’avais pas cessé d’aimer ma femme. Souvent, dans les bras d’une autre, je fermais les yeux et me persuadais que c’étaient ses longs cheveux humides et sa lèvre ardente, enfiévrée.

Nicolaïa, pendant ce temps, délirait entre sa haine et son amour. Son cœur était comme ces fleurs qui ne s’épanouissent qu’à l’ombre, il débordait maintenant de tendresse sauvage. Elle trouvait mille moyens de se trahir en voulant trop se cacher. Un jour, elle pose sur mon bureau une lettre que venait d’apporter pour moi le cosaque de ma belle, et elle rit tout haut, mais le rire s’arrête dans sa gorge ; c’était triste à voir. Trop d’amour m’avait éloigné d’elle, et elle maintenant avait soif de vengeance parce que son amour était dédaigné. Elle ne marchait qu’avec une précipitation nerveuse, criait en rêve, s’emportait à tout propos contre les domestiques et les enfans.