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Il y avait là un chien-loup noir qu’on appelait Charbon. Il était noir, noir, et il avait des yeux qui étincelaient comme la braise. C’était le grand ami de ma… que dis-je donc ? — il rougit légèrement, — de la pana Nicolaïa. Comme elle était encore un bébé et se roulait sur le sable chauffé par le soleil, Charbon, tout jeune lui- même, venait lui lécher la figure, et l’enfant glissait ses doigts mignons entre ses dents aiguës et riait, et le chien riait aussi. Ils grandirent ensemble : Charbon devint fort comme un ours, Nicolaïa était en retard sur lui ; cependant ils ne cessèrent de s’aimer. Puis, quand il eut à garder les moutons,… ce n’est pas qu’on l’eût destiné à ces fonctions, mais il était si généreux de sa nature qu’il lui fallait toujours quelqu’un à protéger. A dix lieues à la ronde, vous n’auriez pas trouvé une bête pareille. S’il dévorait un chien, c’était pour en venger un autre. Les loups l’évitaient, et l’ours restait chez lui quand maître Charbon était de garde. Il eut ainsi l’idée de protéger les moutons ; ces pauvres bêtes, toujours effarées, c’était bien son affaire. Il vint donc chez les moutons, ne fît plus que de rares visites à la maison, et, lorsqu’il en revenait, les agneaux se pressaient à sa rencontre, et lui, il donnait un coup de langue à droite et à gauche, comme pour dire : C’est bon, c’est bon, je sais… Nicolaïa venait à son tour en visite au pacage ; mais, si l’enfant oubliait de venir, le chien boudait, et, au lieu de se présenter à la maison, faisait une pointe dans la forêt, histoire de troubler le ménage du loup. C’était vraiment un animal majestueux. Lorsque Nicolaïa arrivait, il lui amenait les petits agneaux ; elle s’asseyait sur son dos, et il la promenait avec orgueil.

Quand je le connus, il était déjà vieux, avait les dents usées et une jambe estropiée, dormait souvent, et il se perdait plus d’un agneau. On parlait alors beaucoup d’un ours monstrueux qui avait été vu dans les environs, et qui avait aussi fait son apparition chez les Senkov. Je me rappelais mon ours du ravin, et j’étais quelque peu honteux. Un jour, je vais donc encore en visite, quand je vois des paysans traverser la route et se diriger en courant à toutes jambes du côté du pacage. Je pousse mon cheval, j’entends crier à l’ours ! c’est l’ours ! Je m’élance à toute bride, je mets pied à terre, j’aperçois une foule de gens qui entourent Nicolaïa couchée sur le sol, tenant son chien entre ses bras et sanglotant. L’ours était là qui emportait un agneau. Les bergers, les chiens, personne ne bougeait, ils ne faisaient que hurler. La demoiselle pousse un grand cri ; Charbon est piqué au vif, de sa jambe boiteuse il bondit par-dessus la palissade, saute à la gorge du ravisseur. Ses dents sont émoussées, cependant il empoigne son adversaire : les bergers accourent avec le fusil, l’ours prend la fuite, l’agneau est sauvé ; le pauvre Charbon se traîne encore quelques pas, et tombe comme un