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raconter et à entendre raconter. — Je m’étendis sur mon banc. Il vida sa pipe, la bourra de nouveau.

— Au reste, fit-il, peu importe ; nous sommes ici aux arrêts. Écoutez donc la suite de mon histoire. Le Polonais nous avait séparés du reste de la famille ; mes Senkov étaient dispersés aux quatre vents. La pana Nicolaïa avait pris mon bras bien gentiment, et je la conduisais auprès des siens, c’est-à-dire que j’épiais la foule pour les éviter du plus loin que je les verrais. Je lève la tête, fier comme un cosaque, et nous causons. De quoi parlions-nous ? Voilà une femme qui vend des cruches ; la pana prétend que les cruches de terre valent mieux pour l’eau, et moi les cruches de bois ; elle loue les livres français, moi les allemands ; elle les chiens, moi les chats ; je la contredisais pour l’entendre parler : une musique, cette voix ! À la fin, les Senkov m’avaient cerné comme un gibier, impossible de leur échapper : je me trouve nez à nez avec le père. Il voulut sur-le-champ retourner à la maison. Bon ! j’avais recouvré tout mon sang-froid ; je fis la grosse voix pour appeler le cocher, et lui dis bien sa route. J’aide d’abord Mme Senkov à monter en voiture, puis j’y pousse le père Senkov, comme cela, par derrière, et vite je mets un genou en terre pour que Nicolaïa puisse poser le pied sur l’autre et s’élancer à sa place. Ensuite les sœurs, — encore une demi-douzaine de mains à baiser, et fouette, cocher !

Oh ! oui, cette foire ! je m’y vendis. De ce jour, j’errais comme une bête qui a perdu son maître. J’étais égaré, moi aussi. Le lendemain, je montai à cheval et allai faire ma visite au village des Senkov. Je fus bien reçu. Nicolaïa était plus sérieuse que de coutume, elle penchait la tête ; je devins triste aussi. — Qu’as-tu donc ? pensai-je. Je suis à toi, ta chose ; pourquoi ne ris-tu pas ? — Je multipliai mes visites. Un jour, l’arrêtant : — Permettez-moi de ne plus mentir. — Elle me regarda étonnée. — Vous, mentir ! — Oui. Je me dis toujours votre valet, et je « tombe à vos pieds, » et pourtant je ne le suis pas et ne le fais pas. Je ne veux plus mentir ! — Et, je vous rassure, je cessai de mentir. À quelque temps de là, le vieux cosaque de mon père disait aux domestiques : — Notre jeune seigneur est devenu dévot, il en a des taches aux genoux.

Le village des Senkov était plus rapproché de la montagne que le nôtre. Ils faisaient paître de grands troupeaux de moutons près de la forêt. Le pacage était entouré d’une bonne clôture. La nuit, les pâtres allumaient de grands feux ; ils avaient des bâtons ferrés, même un vieux fusil de chasse et plusieurs chiens-loups ; tout cela parce qu’on n’était pas loin de la montagne ; les loups et les ours s’y promenaient comme les poules et multipliaient ainsi que les Juifs.