Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 101.djvu/494

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tels accidens prennent souvent une gravité inattendue, le docteur lui conseilla le repos. Néanmoins il voulut retourner à son poste. — Je ne peux pas, disait-il, laisser le Prussien causer tout seul. — Heureusement le colonel *** intervint, et Tiickball dut rester à l’infirmerie. Figurez-vous un homme très grand et très maigre, aux joues creuses, au profil correct et sévère, aux cheveux courts, touffus, bien plantés, blancs comme neige, à la moustache noire de jais. Il parlait peu et semblait absorbé. D’habitude son regard était terne, presque vide, hébété même à certains momens. Cependant un soir, le colonel *** ayant murmuré à son oreille quelques mots dont je ne pus saisir le sens, je vis les yeux de Trickball s’allumer; un éclair y passa et fit briller leurs prunelles dilatées d’un feu extraordinaire. Quelle pensée secrète subitement réveillée avait pu transformer ainsi ce visage sans expression? Le colonel *** me dit un jour : — Je répondrais de Trickball comme de moi-même. Si je lui disais : Prends vingt hommes, va aux premières batteries prussiennes, et tue les canonniers sur leurs pièces, — il irait, et vendrait chèrement, sa vie; mais sa vie est précieuse, je ne me pardonnerais pas de l’avoir exposée sans raison.

De fait, le colonel en savait long sur le brigadier. Un matin, à table, nous essayâmes de le faire jaser : il s’y refusa; comme nous le pressions, il éleva sévèrement la voix, et chacun se tut. Pourtant un officier, que le son de voix étrange du brigadier avait frappé, ayant demandé au docteur à quoi il attribuait cette singularité, le colonel nous conta le trait suivant, qui peint l’homme. Un fraudeur, que Trickball avait pris et conduisait en ville, se jeta sur lui à l’improviste, l’abattit d’un croc en jambe, et le cloua contre le sol en lui écrasant la poitrine avec le genou. Notez que ce fraudeur portait aux pieds des fers dont Trickball avait la clé. Son gardien terrassé, le bandit saisit sur la route un caillou pointu, qu’il leva sur la tête de sa victime en disant : — La clé! la clé des fers! donne la clé! — Trickball, qui la serrait entre ses doigts crispés, répondit : — Non ! — Et, se sentant faiblir, il la jeta dans un précipice. Au même instant, il s’évanouit. Le fraudeur s’enfuit, le laissant pour mort. Trickball avait trois côtes enfoncées dans le poumon. La guérison fut lente, mais complète; seulement la voix perdit toute sa sonorité.

Je ne m’attendais pas à retrouver Trickball aux Pyrénées, et ce fut un plaisir pour moi d’accepter l’offre qu’il me fit de partager son toit. Au reste, je le voyais rarement. Pendant la guerre, les gendarmes, trop peu nombreux pour inspirer quelque crainte aux malfaiteurs, avaient laissé le champ libre à la contrebande. Aussi la rude besogne que Trickball avait sur les bras depuis son re-