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qui savait seul la cause de ce changement, s’était fait un devoir de venir au secours de son amie. Sitôt que le colonel entrait, le jeune homme l’abordait, lui imposait sa conversation, et empêchait tout ce qui pouvait ressembler à un tête-à-tête, tellement qu’Houston mordait ses moustaches de rage et souhaitait du fond du cœur de trouver une occasion de se débarrasser de ce fâcheux. Il n’était pas sans s’apercevoir de l’antipathie qu’il inspirait à Cécile; mais il s’était habitué à l’idée qu’une fois son rival parti tout irait bien, et il ne soupçonna pas d’abord le motif de cette froideur inusitée. Un jour, le colonel trouva la petite reine plus en train que de coutume; elle venait d’entendre parler d’Anstruther avec sympathie, la joie avait rendu un peu de couleur à son visage. Houston s’approcha d’elle, et lui dit à demi-voix, pendant qu’elle versait le thé : — Cécile, vous ne pouvez vous imaginer combien je suis heureux de vous voir meilleure mine. Depuis quelque temps, je vous trouvais l’air souffrant.

C’était la première fois qu’il l’appelait Cécile; elle rougit et répondit sèchement sans le regarder : — Vous êtes trop bon de vous inquiéter de moi. Veuillez vous rappeler à l’avenir que mes vieux amis ont seuls le privilège de m’appeler par mon nom de baptême.

— Pourrais-je savoir qui sont vos vieux amis?

— Très volontiers. Ce sont Anstruther, Villars et quelques autres. Quant à vous, il y a vraiment trop peu de temps que j’ai l’honneur de vous connaître.

Peu à peu Houston fut forcé de comprendre la cause de la métamorphose soudaine qui d’une enfant pétulante et mutine avait fait une femme triste et résignée, indifférente à tout ce qui se passait autour d’elle. Les grands yeux de la petite reine avaient pris une expression plus douce et plus tendre ; les plis de sa bouche indiquaient la mélancolie et la sensibilité. Elle était changée, mais ce changement lui donnait une grâce touchante, plus séduisante encore que la beauté qui frappait jadis tous les yeux. Le colonel souffrait du pouvoir qu’ Anstruther exerçait sur Cécile. A l’admiration s’était joint chez lui un sentiment plus tendre, qui fit qu’oublieux de ses premiers projets il prit la résolution d’épouser miss Levestone. Ardent et impétueux, n’obéissant qu’aux impulsions d’un amour passionné et sauvage, il se dit que, s’il parvenait à rompre les liens qui attachaient Cécile à Anstruther, il la forcerait bien, quand elle serait à lui, à l’aimer.

Levestone ne voyait jamais rien de ce qui se passait sous ses yeux. Un matin, à déjeuner, il dit à l’improviste : — Cécile, je ne peux pas revenir de mon étonnement quand je songe que cet Anstruther, que nous aimions tant, était un si mauvais garnement.