Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 101.djvu/417

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— La coquine comprend aussi bien que moi, pensait le colonel, mais elle n’en conviendra pas. Quelle sotte entreprise j’ai faite là! Allons, voilà Anstruther qui entre! il ne me manquait plus que cela ! Il va s’asseoir et nous écouter, et, si je me trompe ou que la petite me dise des impertinences, il rira de son air tranquille qui est si agaçant. Comment faire? si je lui dis de s’en aller, il ira raconter à tout le régiment qu’il m’a intimidé.

Dans sa détresse, le colonel trouva un expédient admirable. — Cécile, apprenez-moi ça par cœur. Si vous récitez bien, et si vous me promettez de ne plus désobéir à votre papa, je vous donnerai des mangues. Vous verrez comme elles sont grosses, vous n’en avez jamais vu de si belles.

— Colonel, cria Anstruther de la porte, c’est ce qui s’appelle de la corruption. Apprenez-lui qu’il faut faire son devoir parce que c’est le devoir, et non en vue d’une récompense. Avec votre système, vous en ferez une femme capricieuse, uniquement préoccupée de son plaisir.

— Mon garçon, dit impatiemment le colonel, vous avez raison. Je ne suis pas de force; je l’abandonne à son père, nous verrons comment il s’en tirera.

Levestone ne s’en tira pas aussi mal qu’on l’aurait pu craindre. Cécile, qui avait un cœur excellent et une facilité extraordinaire, finit par se soumettre à l’autorité paternelle, et fit de rapides progrès. Bientôt elle abusa de sa science pour faire subir des examens aux enfans de troupe.

Les années se passèrent ; l’enfant devint jeune fille.

A seize ans, miss Levestone était aussi entreprenante que ses amis les sous-Iieutenans. Elle tenait tête aux plus hardis cavaliers et aux meilleurs joueurs de billard. Intime avec tous les officiers, elle les considérait comme ses camarades, les traitant en conséquence, et il en résultait une absence complète de coquetterie vraiment extraordinaire chez une aussi jolie fille. Vivant exclusivement dans la société des hommes, il n’est pas étonnant que Cécile se fût accoutumée à envisager les choses à un point de vue masculin. Son esprit avait pris un certain tour viril qui n’excluait pas une douceur et une délicatesse de sentiment toutes féminines, de même que la franchise et le naturel des manières ne nuisaient en rien chez elle à la grâce et à la réserve. Elle connaissait à fond le code compliqué des convenances sociales, et elle le respectait. Les officiers l’adoraient, et la prenaient volontiers pour confidente dans les conjonctures difficiles, — soit dit en passant, la reine faisait preuve dans ces circonstances d’un grand bon sens, et il était rare qu’on ne se trouvât pas bien d’avoir suivi ses conseils; — ils passaient leur vie à lui organiser des parties de plaisir, mais il s’exhalait de cette pe-