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têtes étroites, » dont il était membre lui-même, mais un membre contrit et repentant, loin de se ranimer dans son chef, de s’éclairer par l’expérience, de prendre la consistance, l’unité, l’esprit de suite et de décision que les événemens exigeaient de lui, s’enfonçait dans sa routine indolente, dans son désordre incurable, et, selon l’expression de ces correspondances, « semblait vouloir périr en laissant tout aller sous soi. » L’adversité frappe sur la France à coups redoublés : nos flottes et notre commerce sont détruits en même temps que nos armées sont en déroute ; les Anglais descendent à Saint-Malo et à Rochefort au moment où les Prussiens passent le Rhin ; Louisbourg tombe quelques mois après, le Canada est perdu, la chute du crédit met le trésor à sec, — comme l’écrivait Mme Du Deffand au président Hénault, « la France est madame Job. » Que fait le gouvernement dans la crise politique, militaire et financière où ses fautes l’ont précipité ? Menacé d’une invasion, d’une banqueroute et d’une révolte, par quelles mesures essaie-t-il de conjurer tous ces dangers ? C’est ce que nous apprend une lettre de Bernis à la date du 6 juin 1758. « Mon cher comte, cette lettre est bien pour vous seul, et vous devez la brûler. Nous touchons au dernier période de la décadence. La tête tourne à Montmartel et au contrôleur-général. Ils ne trouvent plus un écu. La honte de notre armée est au comble. Les ennemis ont passé le Rhin à Émeric, à six lieues de M. le comte de Clermont, et ont construit un pont sans qu’on s’en soit douté… Vous verrez par mon dernier mémoire lu au conseil si j’ai dissimulé la vérité. J’ai cassé toutes les vitres, j’ai dit les choses les plus fortes ; qu’est-ce que tout cela a produit ? Une légère secousse, et puis on s’est enfoncé dans sa léthargie ordinaire. La résolution que j’ai fait prendre au roi au dernier conseil est la voix du cygne mourant. Je sais que je n’aurai plus de force, si le roi n’en a pas ou n’en donne pas. Il n’y a plus d’autorité, et les têtes se sont démontées. Conservez la vôtre, et plaignez un ami qui le sera jusqu’à la mort. » Les malheurs ont beau s’aggraver ; aucun n’a prise sur ces âmes débiles qui échappent au sérieux par leur faiblesse même. « Nous vivons comme des enfans ; nous secouons les oreilles quand il fait mauvais temps, et nous rions au premier rayon de soleil. Ce sont des volontés d’enfant qui dirigent les principes de notre gouvernement. On attend de l’argent comme de la rosée du ciel, sans le chercher où il est, sans frapper les grands coups qui le font circuler, sans émouvoir la nation qui le jetterait par les fenêtres pour le service du roi, si l’on savait la remuer… J’achèterais la paix du continent par un bras ou une jambe, si elle se faisait d’ici à trois mois. Il vaudrait mieux ramer la galère que d’être chargé d’affaires dans un temps où l’on laisse tout faire également à tout le monde.