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traire au génie et à l’esprit de la nation que toutes ces cadences prussiennes… Ne prenons des Prussiens que leur discipline et leur subordination. Que le général et les autres officiers commencent par donner l’exemple du désintéressement, et vous verrez, monsieur, régner un tout autre esprit dans nos troupes ; nous serons craints, respectés et chéris autant que nous sommes actuellement détestés et que nous serons bientôt méprisés. » Cruellement frappé à Crevelt par la mort du comte de Gisors son fils, il s’arrachait à son désespoir, et usait un reste de vie, disputé à la souffrance, dans la noble tâche de reconstituer la puissance militaire du royaume. « Je crois que je suis sans exception le plus malheureux homme qui existe sur terre, et je ne sais pas comment j’ai encore la force de m’occuper d’autre chose que de ma douleur. Je ne suis pas surpris qu’avec le poison que j’ai dans le cœur mon sang soit devenu du sel et du vinaigre. Il en est résulté un érysipèle sur toute ma tète, sur toute une partie du visage et tout l’œil droit avec la fièvre. Mon corps est nécessairement affaibli, mais ma tête et l’âme qui y réside ne l’est pas. Je suis aussi vif que si je n’avais que trente ans… Je ne dors point, je mets en œuvre tous les moyens possibles pour trouver les remèdes et réparer les fautes. » Admirons le fier langage et l’âme indomptable de ce vieillard ; mais il faut reconnaître que le sentiment de Bernis, moins héroïque, était plus sage, plus conforme à nos intérêts et à l’état vrai des affaires : comme il arrive souvent, la raison était du côté des opinions modestes. Choiseul, autre partisan de la guerre à outrance, faisait valoir auprès de Bernis les motifs généreux et spécieux dont il est si aisé de se duper soi-même ou d’éblouir autrui. À tout le brillant des espérances de Bellisle et de Choiseul, Bernis opposait cette réponse invariable : « Ce n’est pas l’état des affaires qui m’effraie, c’est l’incapacité de ceux qui les conduisent ; ce ne sont pas les malheurs qui m’accablent, c’est la certitude que les vrais moyens d’y remédier ne seront jamais employés. Le remède n’existe que dans un meilleur gouvernement : accordez-moi cette condition, et je serai d’avis de continuer la guerre ; mais c’est là précisément ce qui nous manque et ce que personne ne peut nous donner, je veux dire un gouvernement. » — Pourquoi donc Bernis jugeait-il impossible cette condition, qu’à bon droit il déclarait nécessaire ?

II.

La journée de Rosbach commençait une série de désastres qui ne finit qu’avec la guerre en 1763 ; or ce « fantôme de pouvoir, » comme l’appelle Bernis, ce gouvernement « des petits esprits et des