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me faire admirer l’effort du génie politique qui m’y a conduit. Les bureaux gouvernent et les bureaux perdront la France… » Attentif à cette anarchie qui nous épuise, Frédéric remplit Paris et l’armée de ses espions ; on sent sa main dans nos fautes et nos embarras au dedans comme au dehors. Les soupçons de trahison se répandent ; Choiseul à Vienne, Bernis à Versailles, l’avocat Barbier à Paris, les accueillent également. « Je ne doute pas, écrit Choiseul, que le roi de Prusse ne soit informé très exactement des différens sentimens de nos généraux et des ordres qu’ils reçoivent ; ce sont ces connaissances qui engagent ce prince à remuer avec succès 24 000 hommes vis-à-vis de plus de 120 000 de nos troupes. » Bernis lui répond : « Tout sert ici le roi de Prusse, et tout y trahit le roi. Nos généraux les plus huppés sont intérieurement ennemis de la besogne, ils rient dans leur barbe de la déconfiture qu’ils ont occasionnée. Notre armée est pleine de divisions, de tracasseries, de mauvaise volonté et de dégoût. » Ces mêmes bruits couraient dans les rues de Paris, et Barbier les note dans sa chronique après la journée de Crevelt, en juin 1758. « On soupçonne que nous avons été trahis par quelques officiers-généraux, parmi lesquels il y a de la fermentation et bien des mécontens du gouvernement. L’armée est divisée en partis, ce qui est la suite de l’indépendance qui a gagné depuis un temps tous les esprits dans ce pays-ci. » Voilà ce qu’avaient fait de l’armée française, de ses traditions, de sa discipline et de sa gloire, la politique des petits cabinets, la nullité d’un roi, la toute-puissance d’une femme, cinquante ans après Louis XIV.

Bernis eut le mérite, dans le trouble général, de voir nettement que la politique, qui avait gâté les affaires, était aussi ce qui empêchait de les rétablir. Son découragement venait de sa clairvoyance au moins autant que de sa faiblesse. A côté de lui, le maréchal de Bellisle, se roidissant contre les obstacles, préparait la revanche avec un zèle digne d’un meilleur succès : il réformait les abus les plus crians, épurait les cadres, comblait les vides, augmentait la solde des officiers et de la troupe, incapable toutefois de donner du talent et de la vigueur aux généraux. Persuadé qu’une nation se relève bien plus en cultivant son génie propre et ses qualités natives qu’en se pliant gauchement à copier l’étranger, il combattait l’engouement qui régnait alors en France pour les institutions militaires de la Prusse ; il essayait de réveiller l’âme et l’intelligence du pays, espérant ramener la fortune sous le drapeau français avec les vertus qui la méritent. « J’ai pensé tout comme vous, écrit-il à Choiseul, contre l’école que MM. de Broglie et leurs adhérens ont introduite dans notre infanterie ; rien n’est plus con-