Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 101.djvu/200

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par comprendre qu’elle disait à da Silva qu’en prenant à son service un garçon comme moi il s’exposait à ce que dans peu de temps je lui fisse d’amers reproches. Je n’étais point parti avec mes compagnons du Rubens pour l’Europe, finit-elle par lui dire; qui pourrait lui garantir qu’au départ du Camoëns consentirais à m’en aller?

Cette question fut sans doute pour da Silva un trait de lumière, et l’air soudainement consterné de Rita me prouva qu’elle en comprenait, mais trop tard, l’imprudence. Jetant aussitôt les yeux sur moi, le vice-consul vit mon regard attaché avec une telle expression suppliante sur ceux de la jeune fille que le soupçon qui traversait son esprit devint une certitude. Je me sentis démasqué, et j’avoue que j’en eus du contentement, car le rôle hypocrite que j’avais voulu jouer ne convenait pas du tout à mon caractère.

— Pardonnez-moi, monsieur le consul, de n’avoir pas eu vis-à-vis de vous plus de franchise. J’aime Rila, et c’est l’attachement que j’ai pour elle qui m’a fait déserter.

Da Silva devint blême et menaçant; se dressant devant moi, il allait me frapper lorsque Rita l’arrêta d’un geste suppliant, et se plaça entre lui et moi. — Traitez ce pauvre jeune homme avec indulgence, en enfant, senhor da Silva! Dites-lui la distance qui me sépare d’un Européen; les sentimens généreux de la jeunesse la lui ont cachée ou fait oublier. Qu’il comprenne qu’en vous parlant comme je l’ai fait je suis plus dévouée à son bonheur que si j’eusse gardé le silence.

La colère et la fureur du vice-consul, au lieu de s’apaiser devant l’intervention de Rita, parurent s’accroître : de blême, sa figure devint verte; ses grands yeux noirs, roulant dans des orbites démesurément creusés par les fièvres, semblaient vouloir me foudroyer; étendant vers moi ses doigts décharnés comme ceux d’un squelette, il m’eût déchiré, s’il n’eût craint de ne pas sortir victorieux d’une lutte avec moi. — Nora, cria-t-il avec fureur, cours chercher la force armée, afin qu’elle s’empare de ce voleur de fille, et le jette en prison... Brute que j’étais! comment, en te voyant si belle et si douce, n’ai-je pas deviné la raison des visites journalières de ce drôle? Et moi qui allais comme un imbécile enfermer l’hyène avec la chèvre ! Il est heureux qu’il n’ait pas eu une galène à lui, ce Christian, peut-être t’aurait-il enlevée et conduite en Europe, comme autrefois les forbans espagnols enlevaient les nègre? et les négresses pour en faire des esclaves dans leurs colonies. Rita, tu es un bijou précieux,... il le savait bien, puisqu’il voulait te voler. Combien j’ai eu raison de mettre en toi toute ma confiance! D’ailleurs, si tu eusses été assez folle pour aimer cet