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cut en France vingt-cinq ou trente ans plus tard le calvinisme, dans un perpétuel état d’incertitude et d’appréhension. Les frères se réunissaient à la dérobée dans quelque habitation reculée, quelque forêt ou quelque endroit désert, toujours exposés à se voir arrêtés et punis de mort, comptant sur la tolérance ou la négligence des magistrats, avant tout sur la protection de Dieu. Cette existence précaire et tourmentée, si elle séparait les anabaptistes du commun des hommes, n’avait au reste rien que de conforme à leurs principes. Par l’idéal qu’ils s’étaient fait de la société, ils étaient forcément condamnés à ne pas se mêler au monde. Leurs docteurs n’enseignaient-ils pas que le juste doit se passer du gouvernement et des lois, qui ne sont, comme les superstitions, qu’à l’usage des enfans de ténèbres ? Ne répétaient-ils pas que les fidèles ne doivent obéir qu’à la volonté divine ? Tous ceux qui se refusent à son obéissance, disaient encore les maîtres de leur foi, deviennent pour le Tout-Puissant un objet d’abomination, car il n’en peut sortir que des œuvres abominables. De telles idées engendraient chez les frères une aversion pour la société poussée parfois jusqu’à la sauvagerie. Non-seulement ils ne paraissaient jamais dans les églises, les salles d’assemblée des corporations, les tavernes, les lieux publics, mais ils ne rendaient même pas le salut à ceux qui n’étaient pas de la secte, et évitaient de leur donner la main. Les anabaptistes formaient donc en réalité une petite société dans la grande. De telles façons d’agir ne les signalaient que davantage aux regards inquisiteurs de la police. On les reconnaissait d’ailleurs à l’extrême simplicité de leur mise, à la manière dont ils s’abordaient entre eux.


II.

Quand la persécution eut chassé d’Augsbourg et de la Moravie les communautés qui y avaient un instant fleuri, Strasbourg demeura le foyer presque unique de la secte. J’ai déjà dit que quelques pasteurs anabaptistes de la Suisse y étaient venus chercher un refuge. Par sa position géographique, cette ville se prêtait à la propagande que les novateurs allaient y poursuivre. Son vaste commerce la mettait en rapports fréquens avec les principales provinces de l’empire, et le Rhin la rattachait au nord comme au midi. Le protestantisme le plus avancé trouvait là un de ses boulevards, car les apôtres de la réforme y avaient tout d’abord adopté des opinions plus voisines de celles de Zwingli que de celles de Luther. En outre, à côté de l’espèce de tiers-parti protestant qui reconnaissait pour chef Martin Bucer, il s’était élevé des écoles dont les