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Espagnols. Ils fourmillaient dessus. J’entendis six fois de suite l’eau rejaillir lourdement, je vis mon capitaine frappé en plein cœur comme il montait rapidement l’échelle du capot, puis j’entendis un septième corps tomber à la mer. Excepté moi, chacun de nous avait été tué. Pourquoi m’épargnait-on ? Je ne pus le concevoir jusqu’à ce que le pilote, armé d’une lanterne, s’étant penché sur mon corps avec un ricanement diabolique, me fit de la tête certain signe qui signifiait, à ne s’y pas tromper : — Tu es l’homme qui m’a poussé par terre, frappé au visage, et en retour je compte jouer avec toi le jeu du chat et de la souris.

Je ne pouvais ni bouger ni parler. Je vis les Espagnols s’emparer du grand panneau d’écoutille et procéder à l’enlèvement de la cargaison. Un quart d’heure après, j’entendis le bruit que fait dans l’eau une goélette ou tout autre navire léger. Ce navire étranger nous accosta, et les Espagnols se mirent à y décharger notre cargaison. Tous travaillaient dur, à l’exception du pilote ; il venait de temps en temps avec sa lanterne me regarder encore sous le nez en m’adressant le même signe de tête et le même ricanement diabolique. Je suis assez vieux aujourd’hui pour n’avoir pas honte de confesser la vérité, et j’avoue franchement que le pilote me faisait peur.

La peur, les liens, le bâillon, l’impossibilité de remuer pied ni patte, m’avaient à peu près épuisé lorsque les Espagnols eurent achevé leur besogne. L’aube allait poindre, ils avaient transporté une bonne partie de notre cargaison à bord de leur vaisseau, mais non pas la totalité, à beaucoup près, et ils étaient capables de filer avant le jour avec ce qu’ils avaient pris. Inutile de vous dire que j’étais désormais résigné au pire. Le pilote devait être un espion de l’ennemi, qui avait réussi à s’insinuer dans la confiance de nos consignataires. Lui ou probablement ceux qui l’employaient avaient eu vent de notre approche et soupçonné la nature de notre cargaison ; on avait choisi, pour nous y faire jeter l’ancre, le mouillage où il était le plus facile de nous surprendre, et nous avions subi la conséquence de la faute d’avoir un petit équipage, par suite un quart insuffisant. Tout cela sautait aux yeux ; mais qu’est-ce que le pilote voulait faire de moi ? Ma parole d’honneur, cela me donne la chair de poule seulement de vous dire ce qu’il fit. Quand tous les autres furent sortis du brick, sauf le pilote et deux matelots espagnols, ces derniers me prirent, garrotté et bâillonné comme je l’étais, me traînèrent à fond de cale, et j’y fus amarré de façon à pouvoir me tourner de côté, mais non pas me rouler assez librement pour changer de place ; puis ils m’abandonnèrent. Tous deux me parurent pris de boisson ; néanmoins ce diable de pilote était de sang-froid, notez-le bien, autant que je le suis à présent.