Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 100.djvu/924

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des portraits : la froide, rigide et vilaine peinture d’un Lucas Cranach par exemple. Si vous voulez dans Luther contempler le héros, sentir toute sa grandeur historique, envisagez le polémiste, le foudre d’opposition que sa confiance en Dieu remplit de force et de gaîté, et qui, comme Samson avec sa mâchoire d’âne, brandissant à tour de bras l’arme de sa parole, défait, renverse, assomme, tue sur son passage les bandes de l’esprit de corruption, d’ignorance et de ténèbres : un moine contre un monde ! L’émotion et le respect vous pénètrent lorsqu’en mettant le pied dans cette cellule de la Wartbourg on se dit : De ce sein étroit, nu, misérable, l’esprit de réforme a soufflé sur l’humanité ! Ne cherchez pas au-delà, oubliez l’Italie esthétique et ses tendances, n’évoquez ni les Grecs ni les Muses, car les pauvres filles n’auraient, hélas ! à vous montrer que des visages grimaçans et les corps émaciés, squelettiques, affreux, de la fabrique du bon Lucas Müller. Il était né à Cranach, de là son nom ou plutôt son surnom. Il signe maître Lucas, peintre ; mais combien d’autres métiers ne pratique-t-il pas, sans compter celui de teinturier ! C’est le Hans Sachs de la peinture. On ne saurait imaginer une activité pareille, une existence plus diversement occupée. Il ne lui suffit point de faire tout ce qui concerne son métier à cette époque où l’art s’exerce professionnellement, où le peintre relève de la corporation des teinturiers et des doreurs, il fabrique des couleurs, des laques, des portraits, des armoiries sur verres, taille le cuivre et le bois, et trouve encore moyen de s’employer à toute sorte d’industries et de fonctions de l’amalgame le plus burlesque. Il est apothicaire patenté, bourgmestre, homme de cour. Charles-Quint l’invite à dîner, il a place au couvert princier « à la seconde table. »

La Thuringe regorge des œuvres de ce peintre ; à Eisleben, Nordhausen, jusque dans l’intérieur de la Saxe, à Naumbourg, à Wittenberg, pas une église où ne figure quelque pietà de Cranach. On a de sa main quatre cents tableaux, trois cents gravures sur bois. De Luther seul, il a fait quarante-cinq portraits. Pictor celerrimus, cette épitaphe inscrite à Weimar sur sa tombe est-elle bien celle qu’il faudrait lire ? N’était-ce point celeberrimus qu’on voulait mettre, et le hasard, enfant terrible, n’aurait-il pas rectifié le texte tout en ayant l’air de faire des siennes ? Cranach ne visita jamais l’Italie, cela va de soi : d’un tel voyage au pays de l’idéal, son luthérianisme étriqué l’eût détourné. Les Pays-Bas au contraire parlaient à son sens bourgeois, réaliste. Il y vint, leur emprunta sa couleur : ce fut tout. Quelle anatomie ! quels modelés et quelles perspectives au temps de Vinci, de Michel-Ange ! Néanmoins cet art barbare a parfois son mérite ; il faut l’étudier dans ses portraits.