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principes si sévères, pendant que sur tout le reste j’ai des idées si accommodantes. » Singulière prétention de la part d’un homme qui avait craint si longtemps d’enchaîner sa liberté, qui ne se décidait qu’au bout de dix-huit ans à consacrer par le mariage son union libre avec Christiane Vulpius ! S’il se montrait sévère sur ce chapitre, c’était pour le compte des autres, non pour le sien. N’avait-il pas abandonné Frédérique Brion et rompu avec Lili Schœnemann, pour ne pas les épouser ? Sa longue, liaison avec Mme de Stein n’était-elle pas fondée sur la liberté des affections en dehors du mariage ? Après de tels exemples, il ne suffit point, pour se constituer le défenseur du lien conjugal, de placer dans la bouche d’un de ses personnages des lieux-communs tels que ceux-ci : « L’homme que je vois attaquer le mariage, l’homme que je vois ébranler par ses paroles ou par ses actions ce fondement de toute société morale, aura affaire à moi. Et si je ne puis le mettre à la raison, je ne veux plus rien avoir de commun avec lui. Le mariage est le principe et l’apogée de toute civilisation. Il adoucit l’homme sauvage, et le plus cultivé n’a pas de meilleur moyen de montrer sa douceur. » À ceux qui seraient tentés de prendre trop au sérieux cette profession de foi, il faudrait rappeler que le même écrivain présentait sur la scène, dans Stella, un mari aimé de deux femmes, les gardant toutes deux, et témoignait son approbation de cette conduite par le dénoûment primitif de sa pièce. Peut-être était-il d’avis qu’après avoir commis la faute de prendre une femme il convenait de la garder, mais il n’eût pas été choqué qu’on en prît deux. Lui-même, tout en étant le mari de Christiane, n’éprouvait aucun scrupule d’aimer Minna Herzlieb.

L’œuvre de Goethe a cependant une portée, une intention philosophiques ; il le déclarait nettement à Eckermann en 1827 : « La seule composition un peu compliquée, lui disait-il, à laquelle j’ai conscience d’avoir travaillé pour exposer une certaine idée, ce serait peut-être mon roman des Affinités électives. « Il ne s’agit point ici évidemment de la sainteté du mariage, auquel Goethe n’avait guère pensé, pendant quarante ans, que pour l’éviter. L’idée qui se dégage des Affinités électives est d’un caractère plus général et répond mieux d’ailleurs aux circonstances d’où le roman est sorti, au sentiment qui inspirait Goethe lorsqu’il le composa. Il met ici en évidence, comme il l’a fait dans Pandore, comme il le fera dans les Années de voyage de Wilhelm Meister, la nécessité de la privation. Il rappelle la loi qui pèse sur l’homme, qui l’oblige à se modérer, à se contenir, à savoir se priver volontairement de ce qu’il désire le plus, s’il ne veut que sa destinée soit brisée, son bonheur flétri. Charlotte et le capitaine, les seuls personnages du roman qui