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indifférente : vertus rares, belles, aimables, dont le monde indigent accueille en tout temps avec délices la paisible influence, et dont il sent la perte avec une impatiente tristesse. » On dirait qu’il ensevelit de ses propres mains sa passion pour Minna Herzlieb lorsqu’il conduit au tombeau la dépouille d’Ottilie. « On revêtit ce corps charmant de la toilette qu’elle s’était préparée elle-même ; on lui mit sur la tête une couronne de marguerites qui brillaient, pleines de pressentimens, comme des étoiles funèbres. Pour décorer le cercueil, l’église et la chapelle, tous les jardins furent dépouillés. Ils étaient dévastés comme si l’hiver eût déjà moissonné toute la parure des plates-bandes. De grand matin, elle fut emportée du château dans le cercueil ouvert, et le soleil levant répandit encore sa teinte rose sur cette figure céleste. Le cortège se pressait autour des porteurs. Personne ne voulait ni la devancer, ni la suivre ; tout le monde voulait l’entourer, jouir une dernière fois de sa présence ; enfans, hommes, femmes, tous étaient profondément émus ; les jeunes filles, qui sentaient plus directement la perte qu’elles avaient faite, étaient inconsolables. »

Édouard ne put survivre à celle qu’il aimait ; au chagrin de la perdre se joignait le remords d’avoir causé sa perte par l’ardeur inconsidérée d’une passion sans frein. Il se laissa mourir comme elle, de faim et de tristesse. Charlotte réunit leurs deux corps dans le caveau de la chapelle. Ils ont assez souffert, pensait-elle, pour avoir acquis le droit de se reposer ensemble, sous le regard des anges, en attendant le jour bienheureux du réveil.

Les Affinités électives rappellent fréquemment, par la grâce et par la vérité poétique des peintures, les plus heureuses compositions de Goethe. Les mœurs de la société polie qui s’était formée en Europe, à l’image de la France, mœurs d’une classe et non d’un peuple, les relations qu’entretiennent entre eux les gens du monde y sont décrites par un observateur très pénétrant et toujours bien informé. L’aimable figure d’Ottilie, une des plus pures créations de Goethe, répand sur les inévitables réalités de la vie le charme d’une poésie délicate. Le style, dans la première partie surtout, est plus aisé, plus clair et plus vivant que ne le sera plus tard la prose de Goethe, vouée désormais à une obscurité systématique. La force du sentiment qui inspire l’écrivain se traduit par la vivacité de son langage. Goethe, redevenu jeune pour aimer, retrouve quelquefois la jeunesse et le feu de Werther pour raconter son amour ; mais, tandis que l’ardeur de Werther ne se ralentit jamais, l’alanguissement de la vieillesse se fait sentir ici par les lenteurs et les digressions de la seconde partie. L’esprit n’a plus assez de vigueur pour fondre d’un seul jet une œuvre d’art : il ne court plus au but d’un