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passe alors dans le cœur de la jeune fille. C’est une grande tristesse intérieure, une abnégation de tous les instans recouverte en apparence de calme et de réserve. Ottilie, comme toutes les âmes blessées, cherche la solitude ; elle aime à se renfermer dans sa chambre, et, lorsqu’elle se trouve seule, il lui arrive quelquefois de recueillir ses impressions ; elle compose ainsi un journal dont le roman nous donne quelques extraits. Afin de rattacher ces fragmens au plan général de l’œuvre, Goethe emprunte une spirituelle comparaison aux usages de la marine royale d’Angleterre. Tous les cordages, dit-on, depuis le plus gros jusqu’au plus mince, y sont faits de telle sorte qu’un fil rouge les parcourt tout entiers et qu’on ne peut l’enlever sans tout détruire. Les marins reconnaissent à ce signe tout ce qui appartient à la couronne. Le journal d’Ottilie a aussi un fil rouge, un fil d’amour et de tendresse, qui relie tout l’ensemble et le caractérise. Les extraits de ce journal sont pleins d’intérêt, sans correspondre toujours, quoi qu’en dise Goethe, aux sentimens d’une jeune fille et à la situation particulière d’Ottilie. On y surprend une foule de pensées qui font honneur à la sagacité de l’écrivain, mais qui n’ont point de rapports avec le sujet. Dans la dernière période de sa vie, Goethe ne respecte plus assez le public pour serrer de près la composition de ses œuvres ; il est d’ailleurs loin du temps où d’une main vigoureuse il traçait le plan de Werther, sans y admettre une seule scène qui ne concourût à l’effet général. Son génie vieillissant ne lui laisse plus la même force d’esprit, et sa grande popularité lui inspire la tentation de se mettre au-dessus des règles. Il se permet alors des licences qu’on ne supporterait point de la part d’écrivains moins admirés ; pour grossir ses volumes et atteindre le nombre de pages que lui demande son libraire, il introduit trop volontiers dans ses œuvres des morceaux de remplissage presque toujours intéressans en eux-mêmes, mais étrangers au sujet. J’avoue que, dans le journal d’Ottilie, je ne reconnais guère ni les pensées ni le style d’une jeune fille ; c’est bien plutôt une série de réflexions personnelles recueillies par l’auteur à diverses époques et qu’il insère ici sous un prétexte romanesque, en réalité pour allonger son manuscrit.

On comprend qu’Ottilie puisse exprimer la pensée suivante : « Il y a des monumens et des souvenirs de plus d’un genre qui rapprochent de nous les absens et les morts. Aucun ne vaut le portrait. Il y a du charme à s’entretenir avec une image chérie, même quand elle n’est plus ressemblante, comme il est quelquefois charmant de disputer avec un ami. On sent d’une manière agréable que l’on est deux, et que cependant l’on ne peut se diviser. » Cette pensée, qui se rapporte à Édouard absent, répond à merveille aux sentimens