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des mariages unis ont été troublés, elle s’en souvient, par l’intervention d’une troisième personne. Pourquoi s’exposer sans nécessité à ce péril ? Qui sait si les humeurs s’accorderont, si le souci et le chagrin n’entreront point dans le château avec le nouvel arrivant ? Au lieu de se rendre aux sages observations de sa femme, Édouard manifeste déjà le penchant fatal qui le porte à n’accepter aucun conseil, à ne suivre que le mouvement capricieux de sa fantaisie ou les emportemens désordonnés de son cœur. Charlotte cède par condescendance pour son mari, mais sans être convaincue ; en même temps, elle se croit dégagée de l’obligation qu’elle s’imposait de ne pas faire venir auprès d’elle une nièce orpheline, dont elle eût considéré comme un devoir d’achever l’éducation, si elle n’eût craint d’installer dans son intérieur, entre elle et son mari, une personne étrangère. Par la venue du capitaine et de la jeune Ottilie, la société du château se trouve tout à coup doublée ; d’un seul couple, elle est portée à deux. Il arrive alors ce qui arrive en chimie ; des affinités électives, des sympathies secrètes se manifestent ; il y a des natures qui se rapprochent, d’autres qui s’éloignent ; un lien involontaire se forme entre Charlotte et le capitaine, tandis qu’Édouard et Ottilie se sentent faits l’un pour l’autre. Goethe croyait à ces rapprochemens magnétiques, il en avait fait pour son compte la fréquente expérience. Il a tort seulement de les présenter ici comme une opération chimique, et d’engager à ce sujet, entre les personnages intéressés, une conversation pédantesque qui forme un contraste déplaisant avec le ton agréable et aisé de la première partie du roman. C’est un souvenir des occupations scientifiques de Goethe qui s’introduit ici mal à propos dans une scène romanesque. Toutefois ce qui constitue une faute au point de vue de l’art a pour nous l’intérêt d’un trait de caractère ; c’est comme la démonstration de la place que tient la science dans la vie du poète, et de l’invasion croissante de ces études spéciales dans le domaine que jusque-là il réservait à l’imagination. Dans Werther, plus jeune et moins savant, il n’eût jamais commis une semblable inadvertance.

Les progrès du double courant qui entraîne en deux groupes distincts les quatre personnages mis en scène sont du reste exposés avec une grande délicatesse et une parfaite connaissance du cœur humain. Les affinités ne se manifestent pas, comme certaines passions, par des coups foudroyans, elles se glissent et s’insinuent peu à peu dans l’âme, qui les ignore, par le commerce de tous les jours, par la communauté des sentimens et des goûts que chaque rapprochement révèle. On dirait que sans aucun incident remarquable, sans secousse violente, elles se dégagent de l’atmosphère qu’on respire. Les quatre amis rassemblés sous le même toit mènent