Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 100.djvu/871

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

on y découvrira, sous le travail artificiel de la composition, des souvenirs vivans et des émotions vraies.


I.

Le romancier nous transporte tout de suite dans un monde poli et délicat, au milieu de cette société aristocratique du XVIIIe siècle, qui, empruntant de la France ses mœurs et ses manières, répandait partout en Europe la bonne grâce des relations. La politesse d’alors ne règne pas seulement à la ville ; les gentilshommes l’emportent dans leurs terres, et la vie de campagne en rajeunit les formes sans les altérer. Au début du roman, deux personnages seuls, le baron Édouard et sa femme Charlotte, occupent la scène. Tous deux semblent arrivés à cette période de l’existence où les passions s’épuisent, où le calme de l’âge mur succède aux crises orageuses de la jeunesse. L’expérience de la vie ne leur a point manqué. Ils s’aimaient, ils se seraient épousés de bonne heure, si la volonté de leurs parens ne les avait éloignés l’un de l’autre. Édouard a été marié par sa famille à une femme riche d’un âge avancé, Charlotte à un vieillard opulent. La mort presque simultanée de cette femme et de ce mari trop âgés les rend l’un et l’autre à la liberté de leurs penchans ; redevenus libres, ils réalisent leurs anciens rêves, et réunissent deux existences trop longtemps séparées. On pourrait croire qu’ils touchent au port ; ils viennent de s’installer ensemble dans un vaste château entouré d’un magnifique domaine, comme pour cacher leur bonheur loin du monde et le garder plus sûrement. Ils en jouiraient en effet, s’ils ne le détruisaient de leurs propres mains en introduisant chez eux des élémens de discorde. C’est le caractère passionné de l’un d’eux qui est la première cause de leurs chagrins. Le romancier fait ainsi remonter à la passion, non aux événemens, la responsabilité morale de la catastrophe. Si Édouard et Charlotte restaient isolés, rien ne menacerait leur union ; l’arrivée de personnes étrangères peut seule la troubler, et la faute d’Édouard est précisément de désirer la venue d’un tiers.

Il le désire sans doute par les motifs les plus généreux, mais il le désire avec trop de véhémence, sans modération et sans réflexion. Inquiet de l’inactivité et des mécomptes de son meilleur ami, que Goethe, déjà enclin à l’abstraction, désigne simplement par le titre de capitaine, il voudrait lui offrir l’hospitalité dans sa demeure, le consulter sur des embellissemens et des agrandissemens qu’il médite. Charlotte, aussi charitable, mais plus clairvoyante, combat ce projet par les meilleures raisons. Elle et son mari viennent de prendre leurs dispositions pour vivre à deux ; bien