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On était rebattu de théories philanthropiques et larmoyantes sur l’abolition de l’esclavage : le tour imprévu qu’Artemus sut donner à ce problème lui fit de nombreux amis dans le parti démocratique ; il fut moins bien noté en revanche dans le parti républicain.

Les lectures d’Artemus sont intraduisibles. Outre les américanismes, il met un soin minutieux à rendre par l’orthographe la prononciation yankee, c’est-à-dire à retrancher l’h de certains mots, à supprimer le g ou le d final, à éteindre le son dur de l’r, à confondre l’a avec l’e, au avec ah. Rarement le sujet offre assez d’intérêt pour qu’on puisse le séparer du style baroque, volontairement négligé, hérissé d’audacieuses métaphores, de calembours énormes, d’un système de ponctuation tout particulier, d’une orthographe qui rend chaque mot grotesque, d’abréviations par chiffres qui sont autant de rébus. La critique assez irrévérente de deux sectes religieuses de son pays conserve néanmoins quelque intérêt en français. L’une de ces sectes, celle des trembleurs, se glorifie d’être la « société unie des croyans à la seconde venue du Christ, » et pratique sur le nouveau Liban les vertus des frères moraves ou plutôt des anciens esséniens ; l’autre, moins honorable malgré son nom ambitieux de perfectionniste, a fait le plus singulier ragoût du communisme et des traditions bibliques. Avant de donner la parole à Artemus sur les trembleurs (shakers), il faut se rappeler qu’il n’a jamais eu de plus haute ambition que celle de faire rire son public durant « une heure vingt minutes. » Dans ses insinuations malicieuses, il doit du reste y avoir du vrai.


« Les trembleurs sont les chrétiens les plus curieux que je connaisse. J’avais souvent entendu parler d’eux avant de les avoir rencontrés avec leurs chapeaux à grands bords et leurs longs gilets, et je les accusais alors de manquer d’intelligence parce qu’ils ne venaient jamais à ma représentation, ou bien, s’ils y venaient, c’était déguisés, de telle sorte que je ne les reconnaissais pas ; mais au printemps de 18… je sortis de l’état de New-York la nuit, par un orage qui me força de me lier avec les trembleurs. Je travaillais à me tirer de la boue quand j’aperçus au loin la lueur d’une chandelle. Attachant au plus vite un nid de frelons à la queue de mon cheval pour l’exciter, j’atteignis la lumière en question, et frappai à une porte. Un grand vieil homme à figure solennelle ouvrit.

« — Monsieur le trembleur, vous avez devant vous un enfant perdu dans les bois, pour ainsi dire, qui vous demande l’hospitalité.

« — Oui, dit le trembleur, et il me conduisit dans la maison, tandis qu’un autre trembleur mettait ma voiture à l’abri.