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navire ? Oh ! souffle, souffle, brise ! et en m’emportant loin de la France, entraîne-moi tout entier. Néanmoins de tant d’amis je ne puis me détacher sans déchirement ; si vous devinez la, millième partie de l’émotion que je ressens, dites, dites bien à toutes les personnes que j’ai vues chez vous que je les regrette profondément. Je me sens gagner par une secrète mélancolie ; il faut que je fuie ma chambre, il n’y a que le ciel éclatant qui puisse un instant me distraire. Je ne veux plus penser à la France. Adieu !

Le 30 mars à trois heures. — C’est encore la même brise qui nous porte vers les îles Fortunées, ce sont les mêmes longues vagues qui lions bercent, c’est le même ciel parsemé de nuages blancs, c’est là même monotonie, ce sont les mêmes images qui voguent dans mon cerveau. Quel récit puis-je vous faire qui vous intéresserait ? Est-ce l’histoire d’une pauvre bergeronnette emportée par le vent d’est de la côte d’Afrique et qui vient de tomber à mes pieds, épuisée de fatigue ? Faut-il vous dire les malices d’une huppe qui depuis trois jours perche audacieusement au sommet de nos mâts et se rit de tous les efforts des gabiers qui la chassent ? La vie s’abîme dans l’immensité des mers, la pensée s’engourdit là ou cessent les êtres vivans.

… Le 31 mars à 10 heures du matin. — Vous m’avez promis qu’à cette heure vous penseriez à moi ; je vous donne pensée pour pensée, et je vous renvoie votre souvenir. J’avais souvent rêvé dans ma vie une affection douce, intime et tendre ; je l’avais souvent cherchée, et que de fois, dans ma soif d’aimer, me suis-je trompé sur les créatures où j’avais cru pouvoir la poser ! Ce à quoi j’aspire est-il donc introuvable ? Quoi ! une âme qui sente comme je sens moi-même, qui comprenne un dévoûment secret, délicat et sûr, et qui, loin d’en rire, s’en émeuve, — qui ait de l’écho pour tout ce qui est beau, pour ce qui a de la noblesse et de la grandeur, qui sache se laisser aimer et qui soit touchée d’être aimée, qu’on comble dans ses momens de joie ou d’ivresse, et qu’on retrouve amie et consolatrice quand le cœur déborde d’amertume… En vain le passé me prouvera-t-il que c’est difficile à rencontrer ; j’ai ce besoin tellement planté au cœur, cette aspiration est tellement vive en moi, que je veux croire à la réalisation de mon rêve, et que j’y croirais encore même après une nouvelle désillusion.

Avec mon soleil de naissance s’est élevée aussi la contrariété : le vent, qui depuis plusieurs jours était resté favorable, a changé tout à coup. Il faut lutter ; c’est l’image de toute ma vie.

1er avril. — Nous voici sous l’influence des molles températures ; le vent est tombé, la mer est huileuse, ses ondes sont lisses, une douce chaleur pénètre partout. Les nerfs s’épanouissent, la