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Une telle émulation, bien différente de la vulgaire jalousie, ne pouvait interrompre le cours des succès de l’armée : le jeune et brillant général en chef s’emparait de Pesth et de Bude. Heureux le hussard qui pouvait chanter : « Gœrgey me connaît bien, il a écrit mon nom après la bataille de Hatvan ! » Et le 71e bataillon célébrait déjà la victoire définitive :


« L’Autrichien fuit, laissant derrière lui une traînée sanglante ; Dieu l’a frappé de sa foudre la plus terrible, le bras des Magyars.

« Fuis de cette terre ; tu marches sur ta tombe. Chez nous, le soleil ne luit que pour les hommes libres. Le sol magyar n’est pas la patrie des esclaves, il est leur tombeau, leur tombeau trempé de sang. »


Voilà jusqu’où allait l’ivresse des récentes victoires. En avril, au commencement de mai, on ne voulait pas s’avouer que l’on traversait une éclaircie entre deux orages ; on se refusait à voir les progrès de Radetzky en Italie, les nouveaux préparatifs du tsar Nicolas : on était vainqueur, on devait l’être jusqu’au bout. Ce fut le moment le plus brillant de la carrière de Louis Kossuth, le moment non pas de sa plus touchante, mais de sa plus éclatante popularité. Son image était dès lors aussi répandue en Hongrie que l’a été en France celle du premier consul ou de l’empereur Napoléon. L’idée qu’on se fait généralement en France de Louis Kossuth à travers quelques récits superficiels rendrait inexplicable la grande destinée de cet homme : s’il eût été un vulgaire agitateur, un pamphlétaire devenu dictateur par les hasards d’une révolution, comment le peuple magyar, qui ne manque pas de bon sens, aurait-il éprouvé pour lui un aussi durable enthousiasme ? La vérité est qu’en 1848 il était depuis quinze ans aussi connu de ses compatriotes qu’ignoré de l’étranger ; il avait pour ainsi dire créé la presse magyare, il avait subi de longs mois de prison, il était la représentation vivante de sa nation dans la lutte contre Metternich ; il avait cette éloquence vibrante qui pénètre dans les couches profondes de la société. Chose étonnante, cet avocat journaliste était l’espoir de la chaumière, habituellement si fermée aux hommes des villes, si défiante à l’égard des talens révolutionnaires. Avant la guerre, on disait déjà : « J’aimerais parler à Kossuth, mais j’aimerais mieux me promener dans sa chambre, et je dirais à Kossuth combien de florins d’impôt paie le Magyar. »

Une fois la guerre commencée, il n’était pas un conscrit qui n’eût pour lui un véritable amour filial. « Louis Kossuth est mon père chéri, sa femme est ma mère chérie ; je suis son vrai fils, étant