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théories exclusives ; elle repoussera toutes les utopies, même les vôtres, conservateurs étroits, qui ne croyez à l’ordre que lorsqu’il est entre les mains d’un militarisme impuissant, — même les vôtres, démocrates insensés, qui ne croyez à la liberté que quand vous êtes les maîtres. Sans doute ces deux élémens contradictoires auront leur part dans le résultat final, et ils s’annuleront l’un l’autre ; entre les deux, une moyenne flottante, oscillant de gauche à droite ou de droite à gauche suivant les circonstances et avec un sentiment juste des vrais besoins du pays, sera la base gouvernementale.

Au fond, ces besoins se résument en deux mots : ordre et liberté, — ordre, c’est-à-dire sécurité pour les résultats acquis, — liberté, c’est-à-dire facilité d’acquérir ; j’entends acquérir non-seulement dans le sens matériel, mais dans le sens intellectuel et moral. Or que veulent la plupart des hommes ? Conserver ce qu’ils ont et acquérir ce qu’ils n’ont pas, et tous, à bien peu d’exceptions, éprouvent à la fois l’un et l’autre besoin. Combien peu d’hommes, dans une société bien constituée, n’ont pas quelque chose à préserver, combien peu n’ont pas le désir de s’accroître ! Sans sécurité, nul ne possède tranquillement ce qu’il a ; sans liberté, nul ne peut acquérir ce qu’il n’a pas. Sans sécurité, les cultes existans ne peuvent se conserver intacts ; sans liberté, ils ne peuvent se développer, ou il ne peut s’en former de nouveaux. Ainsi pour la science, les arts, l’industrie. La liberté même est le vrai moyen d’arriver à l’égalité, car elle est précisément un effort constant pour égaler ceux qui nous surpassent ; elle est l’effort de ceux qui n’ont pas pour se rapprocher de ceux qui possèdent, et nulle mesure autoritaire et dictatoriale n’aura autant d’efficacité pour réaliser l’égalité que la liberté elle-même, car niveler n’est pas égaliser.

Or cette moyenne d’ordre et de liberté dont il est impossible a priori de donner la formule, c’est au pays de la formuler. C’est lui qui dans chaque circonstance essentielle dira s’il veut plus d’ordre que de liberté, ou plus de liberté que d’ordre ; c’est lui qui, entre tous les systèmes qui lui sont proposés et dont on veut le faire esclave, trouvera le vrai point de coïncidence, lequel variera nécessairement suivant les temps. A toute faute commise par un parti correspondra immédiatement un avantage du parti contraire. Tout excès trouvera son correctif dans le souverain arbitre, qui prendra peu à peu l’habitude de ne pas se laisser dompter. Sans doute il ne sera pas infaillible ; mais les partis ne le sont pas non plus, et, erreur pour erreur, autant obéir à ses propres erreurs qu’à celles des autres. Toutefois il est permis de croire que le pays se trompera moins que les partis, car il suffit de les avoir fréquentés, même les meilleurs d’entre eux, pour savoir à quel entêtement de passion