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tripler et quadrupler la somme que le budget alloue par mois aux élèves du chant, et c’est à ces intéressans festivals que le personnel du Conservatoire s’empressera maintenant de porter chaque soir le meilleur de ses études du jour. A cet exercice, quelles organisations résisteront ? Ténors et barytons arriveront fourbus, éclopés à leurs débuts, et le naïf public s’écriera : « C’est étrange, on n’entend plus que des chanteurs enroués ; la nature ne fait donc plus de belles voix ! » La nature n’est point si marâtre : de belles voix, elle en fait toujours, comme aux temps d’Elleviou et de Martin, de Nourrit, de Rubini, de Mario ; mais nos mauvais instincts gâtent son ouvrage. Hélas ! Meyerbeer et Verdi ne sont pas les seuls coupables ; quand le Prophète ni le Trovatore n’existeraient, les voix n’en iraient guère mieux, grâce aux nombreux moyens de destruction que l’homme d’aujourd’hui emploie avec rage. M. Flourens disait : « L’homme ne meurt pas, il se tue. » Nous faisons pour nos voix comme pour notre vie, nous les tuons. Consultez les témoins du passé, ils vous apprendront de quels précieux soins, de quels sacrifices incessans. furent l’objet ces fameuses voix. Martin les jours de représentation s’enfermait, ne voyait personne et n’ouvrait la bouche que devant son piano. Rubini, lui, s’infligeait des observances monacales, appliquant à la voix humaine cet axiome de la physiologie des anciens : castitatis effectus, manus tractabiles. On imagine quelles carrières devaient fournir des tempéramens de la sorte ainsi ménagés. Rubini n’a jamais connu la décadence ; Martin, à soixante-douze ans, usait encore de sa voix et donnait au Conservatoire des leçons dont le souvenir ne s’est pas effacé. M. Roger, qui jadis eut l’honneur de l’avoir pour maître, a gardé mémoire de certains détails d’un intérêt vraiment classique à propos d’une leçon où le professeur démontrait à ses élèves comment il fallait à la fois chanter et dire le célèbre duo du Chambertin dans le Nouveau seigneur. Ces hommes-là, comparés à ceux que nous voyons, étaient des géants ; grands virtuoses et en même temps critiques érudits, ils savaient leur art par tous les côtés. Nos chanteurs de l’heure présente n’y mettent point tant de façons. D’éducation première, la plupart en manquent, et, sauf quelques exceptions, vous ne trouvez personne qui en dehors du travail des répétitions songe à s’occuper de son rôle, à l’étudier, l’analyser et le méditer. Jouer la comédie ou l’opéra n’est sans doute pas un service public, au moins est-ce un service que l’on rend au public, et force est à ce compte de se prendre au sérieux et de se respecter.

Tout ceci nous ramène à la question d’avoir près de l’Opéra une école spéciale de chant, une école aux bons résultats de laquelle l’administrateur soit nécessairement, intéressé, et dont la surveillance soit une affaire et non point une sinécure, comme est la direction du Conservatoire. Les voix deviennent de plus en plus rares ; tâchons de sauver celles qui se présentent, protégeons-les contre les abus et les vices du moment, et, pour que cette protection se montre efficace, que ce soit le propre