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la correspondance, tantôt à ce propos, tantôt à d’autres, sur l’art ; incomparable des Français et des Françaises pour se défendre contre le temps, contre la vie ou plutôt contre la mort, et pour se faire illusion à eux-mêmes : « C’est le pays par excellence pour y vieillir… Je présume qu’il y a des jeunes gens ici, mais impossible de deviner où ils existent. » A son sixième voyage, en arrivant à Calais, il s’écrie : « Me voici donc encore ici pour la sixième fois de ma vie, avec l’écart insignifiant de trente-sept ans entre mon premier voyage et celui-ci ! Ma seule excuse, c’est que je suis dans le pays des Strubrugs[1], où l’on n’est jamais trop vieux pour être jeune. » Et quelques jours après : « En Angleterre, je m’imaginais approcher terriblement de soixante ans ; mais c’est si anglais de vieillir ! Les Français sont des Strubrugs perfectionnés ; passé quatre-vingt-dix ans, on n’a plus ni caducité, ni maladie, et l’on s’élance dans une nouvelle carrière. » Au fond cependant, quand il parlait sérieusement, il blâmait fort cette manière de gouverner sa vie, et il n’admirait nullement « la méthode française de brûler en public la chandelle jusqu’au bout. » Il ne comprenait guère qu’on ne se fît pas une retraite décente de silence et de dignité pour ses vieux jours, et que l’on ne mît pas en repos son âme, si l’on en avait une, et son corps, sans attendre l’heure où le corps abandonnera en route sa. vieille compagne. Lui-même, plus tard, sut pratiquer à merveille cet art de bien vieillir, en s’enfermant dans une retraite confortable, entre ses deux gracieuses amies, deux sœurs, Mary et Agnès Berry, se préparant ainsi une mort bienséante, charmée d’avance et consolée par cette amitié en fleur. Artiste en tout, amateur distingué, homme de goût jusque dans l’arrangement et le choix de ses derniers jours ; homme du monde, mais plein de tact et se retirant du monde la veille du jour où l’on aurait pu se demander ce qu’il y faisait encore.

Du fond de sa retraite de Strawberry, il assistait à l’écroulement de cette société brillante à la surface et minée au dedans, où il avait longtemps vécu. On ne peut pas dire, en suivant ses impressions jour par jour, que la révolution le prit à l’improviste. Dès son arrivée à Paris en 1765, il est saisi par les plus sombres pressentimens sur l’avenir de la monarchie en France ; ces pressentimens ne feront que se développer pendant les dix années que nous avons choisies dans sa correspondance. Il écrit à son cousin Conway, secrétaire d’état, il lui écrit « ministériellement » pour le tenir au courant des choses étranges qui se passent et les lui montrer sous leur vrai jour : « Le dauphin n’a plus probablement que quelques jours à vivre. Sa mort prochaine comble de joie les philosophes. Vous trouverez peut-être

  1. Voyez le chapitre des Strubrugs ou Immortels, dans le Voyage de Gulliver.