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toutes les conditions dans la société, quand il s’avançait vers la postérité entouré des témoignages unanimes de son temps ! Au lieu de faire naître des motifs de discorde ou de semer des haines, il offrait une occasion de rapprochement dans les plus nobles joies de l’intelligence ; il faisait trêve aux misérables disputes, et convoquait les hommes au banquet de la poésie. Aujourd’hui plus que jamais, les âmes auraient besoin de se désaltérer à quelque source rafraîchissante pour y puiser non l’oubli, mais la foi dans le devoir et la force de le remplir. Et qui possède le secret de la faire jaillir, si ce n’est lui ? Pour être celui que l’heure présente appelle, il n’a qu’à se souvenir de ce qu’il a été. Il n’y a plus entre lui et la France un pouvoir ennemi, une dictature qui le persécute. Eh bien ! à l’époque même où cela existait, il s’est rappelé qu’il était surtout poète. Dans les Contemplations et dans la Légende des siècles, il nous a rendu souvent les inspirations calmes et sereines de sa meilleure époque : pourquoi refuserait-il de renouer encore son présent à son passé ? Ce ne sont pas sans doute les ombrages du gouvernement d’alors qui faisaient sa paix et sa mansuétude ; ce n’est pas à la crainte d’un procès que nous devions ces beaux vers.

Peut-être ce retour vers l’époque paisible de sa carrière coûterait-il beaucoup à la passion qui le pousse : il veut être sans doute le poète de la république. C’est encore un noble rôle à jouer, mais à la condition qu’il ne perde pas de vue les grands intérêts de cette France nouvelle qu’il s’agit de fonder. La république vit de justice ; pour la bien servir, il faut être équitable et ne pas craindre par exemple, comme l’auteur de l’Année terrible, de rappeler le meurtre des otages ou le coup de main du 31 octobre. La république ne vit pas de mensonges ; elle n’a que faire de la flatterie : à quoi bon répéter à satiété que Paris, jusque dans ses folies, est l’admiration du monde, qu’il porte dans ses flancs l’avenir du genre humain ? Que le poète exerce une influence heureuse sur ce peuple dont il ambitionne la confiance ; qu’il lui fasse aimer l’ordre sous le régime de la liberté ! Le pire moyen de fonder celui-ci est d’employer le talent aux accusations déclamatoires, aux calomnies, de voir des monstres partout et de se croire appelé à en purger la terre. Puisque M. Victor Hugo aime à parler encore de sa clémence et de sa douceur, qu’il commence par s’apaiser et qu’il apaise ceux qu’il irrite souvent à plaisir, comme s’il n’avait pas le sentiment de sa responsabilité. Le secret pour réussir dans cette œuvre de pacification est de ne pas mêler deux personnages dans le même moment et dans le même livre, de ne traiter ni la poésie comme affaire de parti, ni la politique comme sujet de développemens poétiques, d’effets de style, de métaphores et d’antithèses.


Louis ETIENNE.